Vendredi 10 septembre.
VII
— Punaise insolente ! » s’écria Huguette. « Et l’autre, là, mon beau-père qui était à me sermonner, avec sa bonhomie papelarde, sur mon aversion à me germaniser ! pour que je donne de nouveaux rejetons à sa lignée !… Non ! Mais où donc ai-je eu les yeux pour me laisser prendre aux simagrées d’un de ces grossiers animaux.
— Ma pauvre Huguette ! » lui dit François, en lui serrant les mains tendrement. « Et je ne pouvais rien, rien, pour nous débarrasser de ce butor !
— Mais comment a-t-il su », demanda-t-elle, « l’histoire de mon collier ?
— C’est bien simple. Herzel l’a prévenu. Ce n’était pas très naturel qu’un prisonnier eût en sa possession un collier d’une telle valeur. Par discrétion, j’étais tenu à lui cacher qu’il me venait de vous. Le Juif n’en a pas moins fait l’affaire d’abord, — la bonne affaire ! Mais, une fois le marché conclu, il a supposé, assez facilement, qu’un prisonnier muni de cinquante mille marks ne pouvait pas avoir d’autre idée que de brûler la politesse au Herr major de la forteresse. Il a vu l’occasion, une fois la bonne affaire dans le sac, de faire montre de zèle. Il m’a dénoncé à Biderer.
Quelle aubaine, pour ce garde-chiourme ! Il enrage, n’en doutez pas, du régime de faveur que je vous dois. Il n’a pas cru, une minute, que j’avais volé le collier. Mais, me faire passer pour, voleur, même quelques heures seulement, — quel délice ! Vous atteindre dans votre considération, vous qu’il envie et déteste, en laissant se répandre le bruit que vous avez pour ami un voleur,
— volupté ! Car, soyez-en sûre, en donnant, à des prisonniers, un peu de vraie nourriture, vous le faites souffrir ; vous rognez sa part de jouissance sur la souffrance amoindrie de ses victimes. Enfin, vous incriminer préventivement de complicité à des évasions de prisonniers purement hypothétiques, vous classer suspecte et vous tenir en surveillance, vous, une grande dame, — extase !… Cet animal a du bonheur, maintenant, pour des semaines et des mois. Herzel a vu, d’instinct, toutes ces joies à lui procurer par sa dénonciation. Et il n’a pas hésité. Un commandant de forteresse ! On a toujours profit à servir ses basses passions.
« — C’est inouï ! » s’écria Huguette. Ces âmes allemandes, plus on les pénètre, plus on les découvre vaseuses. Tous espions et délateur !
— Que dites-vous là ! » protesta François, ironiquement. « Ils sont l’élite du genre humain !
— L’élite de la jungle, oui ! ou de l’humanité des cavernes !
— Et nous sommes dans leurs griffes, qui sait pour combien de temps !
— Pas si longtemps que vous croyez.
— Vous allez partir, Huguette ?
— Peut-être aujourd’hui même, cette nuit.
— Si tôt !… À peine réunis et déjà séparés !
— Mais je vous emmène.
— Comment voulez-vous, avec ce Biderer ? Mais vous pouvez partir sans moi.
— Jamais de la vie ! Vous êtes tout pour moi, maintenant… avec mon enfant. Et rien ne peut m’être plus dur que votre absence.
— Je vous crois, Huguette, puisque vous voulez bien m’aimer !
— Oui, je vous aime, François », lui affirma-t-elle, en fermant les yeux et avec un accent d’intense ferveur. Elle avait hâte, devant l’inconnu des événements, de bien établir, dans son cœur, la certitude de son amour. « Je vous aime », ajouta- t-elle, « depuis qu’évanouie de douleur, dans ma maison de La Feuillée, à l’enlèvement de mon enfant, sur l’ordre de son père, je me réveillai, soulevée, pour lui, d’une définitive horreur. “Non ! non ! je ne suis pas la femme de cet homme !” me suis-je dit, dès que ma pensée fonctionna. C’est une autre moi qui s’est laissée prendre à son amour ! Une autre que moi lui a donné l’enfant que je couvais ici de ma tendresse et que sourd à mes cris, il vient de m’arracher ! » Et elle poursuivit, dans un besoin éperdu d’abolir entre eux un passé qu elle répudiait : « Je vous aime, François, depuis plus loin encore. Je vous aime, depuis votre visite, chez moi, à Paris, le jour de la mobilisation. Je venais de vous contraindre, par mes taquineries, — j’étais encore si enfant gâtée ! — à m’avouer votre ardent et trop timide amour pour moi, que vous n’aviez pas su me déclarer à temps. Comme pour vous approuver de votre discrétion, vous avez eu un regard que je n’oublierai jamais, un regard qui a transpercé mon âme comme un faisceau de lumière. C’est le regard dont vous avez embrassé tout le faste de mon salon, Il disait, ce regard, que, même si vous aviez voulu parler au bon moment, vous auriez été hors d’état de lutter en richesse, avec celui que j’avais choisi. Et moi, j’ai senti, dans cet éclair de feu, qui a illuminé le fond de ma conscience, que l’attrait du grand luxe avait eu plus de part que l’amour dans mon mariage.
— Mon regard était impertinent », lui répondit François. « Mais, malgré moi, je souffrais. Je vous demande pardon !
— Je vous en remercie, au contraire. Il m’a sauvée de moi-même », lui affirma Huguette. « Je n’en ai pas senti, sur le coup, toute la portée. Mais il m’a donne d’abord honte de moi. Et il a fondu, peu à peu, l’être factice que j’étais devenue, dans les enivrements de la vie pour me rendre à moi-même, telle que j’étais, la Française lucide, docile à la voix de sa race, la femme que j’aurais dû être toujours et qui n’aurait dû aimer que vous.
« — Ma chérie ! » soupira François, avec une sourde ferveur. Et il s’empara de sa main pour lui communiquer toute la chaleur de sa tendresse respectueuse. « Vos paroles retentissent en moi comme le chant de tous mes jeunes espoirs ressuscités.
— Mon bien-aimé ! » lui répondit-elle, toute joyeuse de la joie qu’elle lui donnait. Et elle poursuivit : « C’est à ce moment-là que j’ai commencé de vous aimer, sans le sentir bien nettement. Je ne m’en suis aperçue que plus tard. Je m’étais tant juré, pour me justifier de mon indépendance d’allures, d’être une femme fidèle de sentiments comme de conduite ! Mais votre amour en moi, encore inconscient, dès cette minute, a agi en moi comme si j’y avais déjà consenti. Il a ravivé en moi une sensibilité presque étiolée. C’est surtout pour me trouver d’accord avec vous que j’ai voulu rester en France. C’est pour cela que j’ai supplié mon mari de me rendre ma nationalité, en devenant Français. Quelle folie !… Et puis j’ai vu sa duplicité, son hypocrisie, sa déloyauté, son despotisme. Et je me suis surprise à me dire : “Mais ce n’est pas lui que j’aime ! C’est François ! C’est mon ami d’enfance, qui m’a toujours aimée.” J’ai fait, quelque temps, comme vous. J’ai lutté contre mon sentiment. Je me suis promis de le dompter. Cependant il opérait en moi sourdement. C’est lui surtout qui me dicta cette résolution si étourdie de courir à La Feuillée, au début de la guerre. II y avait là le souvenir de tous nos bonheurs d’enfants à retrouver. C’était me rapprocher du danger que je m’efforçais de fuir. Et puis il y a eu cette sauvagerie de mon mari contre votre château, sa cruauté contre mon pauvre Matheron et contre moi-même. Ah ! non, non, non !… N’est-ce pas, François, qu’on n’a pas à rester la femme d’un homme qui vous fait horreur ? N’est-ce pas qu’on ne lui doit rien ?
— En droit naturel, non », l’approuva François. « Mais, au point de vue religieux…
— Mais mon mari est protestant », l’interrompit Huguette. « Et moi, je n’ai pas cru devoir aller à l’église.
— Je ne peux pas vous dire que vous avez bien fait. Et pourtant… Vous ne croyez pas beaucoup à la Providence, Huguette ? Moi j’y crois fermement. Et vous admirerez avec moi qu’envers nous elle aura bien fait les choses. M. d’Auersfurth. n’eût pas été protestant, et vous eussiez été, vous, simplement catholique de tradition, vous ne vous seriez pas contentée de la sanction civile. Et votre mariage était indissoluble. Au lieu que, mariée civilement, nous pouvons, après votre divorce, nous marier chrétiennement.
— Oui, n’est ce pas ? » Et avec sa pointe de gouaillerie parisienne, Huguette ajouta : « Ce sera comme aux cartes ; il y a eu maldonne.
— Tout simplement ! » l’approuva François, amusé de ce trait d’espièglerie, dans la gravité de leur entretien. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.