Philippe Conrad met régulièrement en ligne, sur les réseaux sociaux, de brèves notes toujours particulièrement intéressantes en matière d’Histoire et d’édition. Il évoque ici Aristote au Mont-Saint-Michel le maître-livre de Sylvain Gouguenheim. Les lecteurs de JSF liront cette note avec intérêt.
Ce livre suscita en 2008 une violente polémique contre Sylvain Gouguenheim, son auteur qui n’avait jamais imaginé quelles attaques il allait subir..
Paul-François Paoli écrivait alors dans un article intitulé ; L’écrivain à abattre. « Tout allait bien pour cet historien jusqu’au jour où il s’est piqué de se mêler d’une question hautement sensible : celle, fameuse, de «l’Islam des Lumières». En un mot : entre le IXe et le XIIe siècle, cette civilisation aurait constitué, notamment avec Averroès, un modèle de tolérance et de curiosité intellectuelle, pendant que l’Occident subissait le joug d’une Église obscurantiste et de croisés barbares. Lisant les ouvrages des spécialistes, Gouguenheim entreprend des recherches sur ce qu’il considère comme une vérité partielle, voire partiale. Dans Aristote au Mont-Saint-Michel, publié fin mars, il prétend montrer que, si Averroès a bien été le grand commentateur d’Aristote que l’on sait, il n’a été ni le seul ni le premier. Une autre «filière» a existé qui via Byzance et la Sicile et jusqu’au Mont-Saint-Michel où se trouvait un atelier de copistes au XIIe siècle a transmis l’œuvre du philosophe à travers un autre canal de traductions. Il affirme aussi que, dans le monde musulman, les penseurs grecs traduits en arabe l’ont été, avant tout, par des chrétiens, syriaques notamment. Il rappelle, comme d’autres l’ont fait avant lui, notamment les historiens Pierre Riché ou Jacques Heers, que le «Moyen Âge» occidental n’est pas cet âge sombre que certains se sont complus à dépeindre. La Renaissance a été précédée d’une «renaissance carolingienne» où l’influence de la pensée grecque était déjà significative. Enfin, il formule une question cruciale : pourquoi les Arabes qui ont eu accès à l’héritage grec n’en ont-ils pas fait le même usage que les Européens ?…
Sous d’autres cieux, Aristote au Mont-Saint-Michel aurait suscité de doctes débats de spécialistes. En France, où le terrorisme intellectuel a de beaux restes, son succès réactive une de nos spécificités nationales : la machine à discréditer. Le 28 avril, une pétition signée par 200 personnes anciens élèves et enseignants de l’ENS de Lyon, mais aussi personnel universitaire et section syndicale du FSU (sic) accuse Sylvain Gouguenheim d’avoir «commis au minimum une faute, qui procède d’un grave manquement aux principes fondamentaux de la déontologie universitaire pour n’avoir à aucun moment, dans aucun des lieux collectifs, fait état de sa recherche en cours».
Bientôt l’affaire sort des cénacles universitaires. D’autres chercheurs choisissent Libération pour exprimer leur «stupeur» dans une lettre signée, entre autres, par Alain de Libéra, l’auteur de Penser au Moyen Âge. Les gardiens de la doxa sortent de leurs gonds. Le 5 mai, c’est Télérama qui sonne la charge : Gouguenheim est accusé de couver un «répugnant dessein» : celui de «réduire à néant la notion même d’arabité» (sic). D’autres lui reprochent le fait que des sites d’extrême droite aient exploité à son insu des passages de son livre à des fins partisanes. La chasse à l’homme est en cours.
Profondément affecté par ces attaques publiques, Gouguenheim interrompt ses cours. Il est d’autant plus blessé qu’il connaît les instigateurs des pétitions, «signées par des gens qui n’avaient pas lu le livre et l’ont demandé après coup». Ce qu’admet Jean-Claude Zancarini qui a fait circuler la pétition de l’ENS de Lyon. «Gouguenheim n’a pas les compétences requises, ni en grec ni en arabe, il est sorti de son domaine pour des raisons idéologiques évidentes», affirme ce spécialiste de Machiavel, qui reconnaît que ses collègues se sont contentés de «faire confiance» aux organisateurs de la mise au pilori. Il est vrai que Gouguenheim ne se contente pas de se référer aux travaux de Rémi Brague, helléniste incontestable et professeur de philosophie du Moyen Âge, et de Dominique Urvoy, auteur d’une monumentale Histoire de la pensée arabe et islamique sommités que les pétitionnaires se gardent bien de mettre en cause , il a aussi accepté les contributions d’un essayiste arabisant, René Marchand, se réclamant du gaullisme et ne faisant pas mystère de sa hantise de la progression de l’islam en Europe. Horresco referens !…Invité par Alain Finkielkraut à débattre sur France Culture, Rémi Brague explique que le mérite de ce livre est «d’avoir braqué les projecteurs du grand public sur des questions réservées aux spécialistes»…■
Les inqualifiables sottises colportées sur le Moyen Âge ont la vie aussi méchamment dure qu’il est méchamment nécessaire aux falsificateurs de l’Histoire d’entretenir les contrefaçons. Jean-Claude Zancarini a commis une faute impardonnable que ses tentatives ultérieures «d’objectivité» ne sauront jamais laver ; et il savait ce qu’il faisait. Je l’ai bien connu dans les années 1967-1969, c’était un «Cause-du-peupleux» à l’ENS de Saint-Cloud ; moi, lycéen de 13 ans, à une portée d’arbalète des thurnes (moins pittoresques ici que rue d’Ulm), j’avais été embrigadé ; j’appréciais tout particulièrement le commerce avec Jean-Claude Zancarini (dit “Tarzan”) et son acolyte remarquable Didier Truchot (aujourd’hui homme d’affaires et/ou financier sur-émérite [!!!!]). Tous deux étaient fort courageux. Rompu aux arts martiaux, ils menaient la vie très dure aux jeunes gens d’Action française, alors cornaqués dans ce coin-là par Bernard Lugan et un certain Leforceney (dont je ne sais pas qu’il est devenu). À cette époque, Tar-Zancarini n’avait pas froid aux yeux ; aujourd’hui, il préfère ne pas tout à fait voir et, se faisant, devra tantôt boire la honte de lui-même. C’est un homme remarquablement cultivé, il sait donc ce qui est vrai. Par conséquent, il a été malhonnête, vertigineusement malhonnête, lorsqu’il s’est mis à l’insipide garde-à-vous. Que de dommages en lui…
Pour envisager cette affaire sous un autre angle, ne pas oublier le grand Alcuin, qui a fondé l’École palatine – ce qui se perpétuera dans l’idée institutorale diminuée selon laquelle «Charlemagne a inventé l’école». L’École palatine avait pour charge de réunir toutes les mémoires de “païennie” afin que, non seulement, elles ne se perdent pas dans le sillage de la décadence romaine mais puissent être transmises. Alcuin a encore collaboré à l’établissement des Capitulaires carolins, dans lesquels sont consignés les principes essentiels de notre civilisation germano-gréco-chrétienne – notamment, la doctrine de l’asile pour tout demandeur, “quelle que soit sa foi” –, alors voisine du grand califat d’Haroun al-Rashid, avec lequel Charlemagne était en contact constant et enthousiaste.
Évidemment que la chrétienté n’a pas eu besoin de l’islâm pour connaître l’Antiquité grecque et encore moins besoin des abrutis modernes pour prendre langue avec la voie du Prophète. Si des universitaires obtus ou négligents ont trouvé bon de confondre “arabité” avec “islâm”, cela tient à leur ignorance géographique et linguistique de la réalité chrétienne en Orient.
Bon, il n’y a pas la place, ici, d’argumenter comme il conviendrait pour battre en brèche les mensonges laïcs et obligatoires ; d’ailleurs, cela ne sert pas à grand-chose de le faire : sans doute, la grande comédie de l’analphabétisme doit-elle parvenir à consommation… Mais cela ne nous autorise pas à accepter d’y tenir un des vilains rôles.
Une seule moralité à retenir : tout ce que dit le monde moderne – absolument TOUT !!! – n’est que menterie ou parodie. Par conséquent, allez se cultiver ailleurs, et se cultiver très, très, très férocement, autant que cela nous est possible.
Vive Dieu, la France et le Roi !