Samedi 11 septembre.
Huguette était dans l’ébahissement de le trouver un si admirable amoureux. Quelle générosité, quel oubli de lui-même dans la passion qu’il nourrissait pour elle. Au milieu de leurs effusions, néanmoins, elle ne perdait pas de vue son projet de fuite, ni 1’éventualité de l’arrivée de M. d’Auersfurth qui l’avait décidée à en commencer les préparatifs. Elle dit à François :
« — Vous voyez bien qu’il n’y a plus qu’a partir.
— Vous y êtes bien décidée ? » lui demanda-t-il.
« — Je veux avoir mon fils avec moi, quand je demanderai le divorce. Si je ne l’ai pas emmené loin d’ici, au moment du procès, vous connaissez leurs tribunaux. Ils donneront raison à mon mari sur tous les points. Et moi, je serai une Française dévergondée, indigne d’élever son enfant.
Ça, c’est réglé d’avance. C’est comme si je le tenais. Tandis que si je l’ai avec moi, en Suisse, je me moque de leurs magistrats. Il n’y a pas d’extradition pour un enfant qui est avec sa mère,
— C’est parfaitement raisonné. Allons ! » soupira François. « Nous n’avons qu’à nous faire nos adieux.
— Mais puisque nous partons ensemble !… » protesta-t-elle. « Oui. Il y a Biderer. Eh bien ! mon Dieu, Biderer, ce n’est pas si difficile de le rouler, cette pompe à bière !… Je vous garde à dîner, ce soir. Au lieu de rentrer à la forteresse, vous profitez de la nuit, aussitôt sorti par la porte du château, pour longer la grille jusqu’au pavillon des jardiniers, là-bas, vous voyez ! Mon automobile est là. Vous vous cachez dedans et vous m’attendez. Aussitôt les gens endormis, je me glisse hors de la maison, avec Angèle et bébé ; nous accourons ; je m’installe au volant, et, en route pour l’Helvétie !… Je vous enlève, François ! C’est moi qui vous enlève !… Ah !… Et nous nous plaignons qu’en Allemagne, on s’ennuie ! »
Elle était si joyeuse, à la pensée de pouvoir enfin disposer d’elle-même, librement, d’échapper à toute cette importune parenté qui la retenait, malgré elle, et de se jouer de sa surveillance, qu’elle ajouta :
« — Hein ! Voyez-vous leur tête, demain, quand ils nous trouveront envolés ! Et la tête de Biderer, donc !
— Oui », lui dit François, riant, avec elle, de la gaminerie qu’elle mêlait à la gravité de sa tentative. « Ce serait un assez joli tableau…. Je vois surtout la tête de Biderer… quand il m’aura pincé en flagrant délit d’évasion.
— Mais il vous poursuivra trop tard », lui dit-elle, rendue sérieuse, à cette perspective. « Nous le dépisterons. Nous ferons de grands zigzags à travers le pays.
— Vous n’aurez pas cette peine, Huguette, parce que vous allez partir sans moi.
— Ça, non ! » lui déclara-t-elle, fermement. « Tout, plutôt que de me séparer de vous.
— Et vous aurez encore des semaines et des semaines d’ennui interminables ! Je ne veux pas prolonger votre supplice… Après tout, ma vie vous appartient. Je peux bien m’exposer à la perdre pour vous. »
Et ses yeux brillaient d’un dévouement extasié.
« — Mais je n’ai pas besoin de votre vie. Je ne veux pas que vous la risquiez ! » protesta-t-elle, impétueusement.
« — Partez donc sans moi, ma chérie ! » la supplia-t-il. « D’ailleurs, si je vous suivais, ce n’est pas seulement ma vie que j’exposerais. C’est aussi le semblant de liberté qu’on vous laisse. Vous seriez complice de mon évasion. Vous avez entendu le major. Il n’a pas parlé en l’air. Soyez sûre que je ne puis faire un mouvement qui ne soit épié. Croyez-vous que Biderer ne flairerait pas quelque intention suspecte, dans votre invitation à dîner ? Il ne me refuserait pas l’autorisation de l’accepter. Au contraire. Mais il ouvrirait l’œil. Et… je ne donnerais pas cher de ma pauvre carcasse.
— Fusillé ! » s’écria Huguette, tremblante d’horreur, devant l’image du capitaine tombant sous les balles d’un peloton d’exécution.
— Peut-être pas. Mais la casemate, et tous leurs moyens de nous faire mourir de consomption.
— Ah ! non, alors… Mais que faire ?
— Ce que vous avez décidé. Vous mettre en sûreté, avec votre enfant, jusqu’à la fin de la guerre.
— Nous quitter ? C’est impossible !
— C’est la sagesse, croyez-moi, dans l’intérêt même de notre prochain bonheur.
— Mais vous laisser, François ! Me priver de vous voir, quand je le peux, ici, chaque jour ? Vivre sans nouvelles de vous, peut-être, des mois et des mois ?… Biderer est capable de tout, quand je ne serai plus là, pour le tenir en respect… Mon éloignement de vous, mon ignorance de ce que vous deveniez c’était une telle part de mon supplice, depuis que répudiant tous mes engagements envers mon mari, je me suis permis de vous aimer. Je pensais à vous, et avec l’appréhension que vous ne fussiez rien. Je me disais : “Où est-il ? Que lui arrive-t-il ? À toute minute, il peut-être frappé. Celle où je pense à lui est peut-être celle où il expire. Il meurt ! Et il n’aura pas su que je l’aime !…” Ah ! mon ami !… Ils affectaient, ici, une espèce de compassion à ma tristesse. Ils me plaignaient, à découvrir, sur mon visage, la trace des larmes que je leur cachais. Ils attribuaient mon chagrin à l’absence de mon mari. Imbéciles !… Ils ont bien dû cesser leurs simagrées, quand ils ont vu que je ne lui écrivais même pas.
— Et moi, Huguette » lui répondit François, « dans la boue, dans le froid, sous la mitraille, sauf dans cette ivresse du combat, où l’homme perd notion de lui-même, pour n’être plus qu’un foyer de force furieuse dans le carnage. Ah ! que je pensais à vous, avec tristesse aussi, mais une tristesse si tendre et que je chérissais ! Je me disais : “Elle sait que je l’aime, et elle ne m’aime pas. Mais elle est heureuse !” Oui, n’est-ce pas ? Je vous avais vue si heureuse, à Paris ! “Elle ne m’aimera jamais. Mais je l’aurai aimée, moi, si puissamment, si dévotement ! Elle aura régné sur mon âme ! Elle m’aura comblé partout, toujours, d’un tel ravissement ! À toute minute, je peux mourir. Mais tout l’émoi qu’elle a entretenu en moi !… Ah ! si je tombe, c’est son image radieuse, avec la pensée de Dieu, qui « s’éteindra la dernière, dans les ténèbres de mon agonie !
— François ! » murmura-t-elle, ardemment.
— Huguette ! » lui répondit-il. Leurs mains s’unirent. La même chaude tendresse les poussait à s’étreindre. François se ressaisit le premier. Huguette sentit la pesée intérieure qu’il imposait à l’élan de son âme. Elle soupira profondément.
« — Vous avez raison, mon amie », lui dit-il. « Il ne doit rien y avoir que de pur dans notre amour, jusqu’à notre mariage.
— Et, quand on s’aime d’un amour aussi beau, Huguette », lui répliqua-t-il, « d’un amour aussi pur, on peut se séparer.
— Je ne me séparerai pas de vous… Après tout, mon enfant, il n’y a pas péril en la demeure.
« — Cependant », insista François, « on ne doit pas remettre au lendemain…
— Et veiller sur vous, ici, contre Biderer ?
— Oh ! en me pliant au règlement…
— Et mes prisonniers que j’oubliais ? Qui les sauvera de la faim ? »
Elle était si heureuse, maintenant, de jouir de son amour qu’elle faisait bon marché de toutes les raisons de son départ immédiat, même de son horreur de l’Allemagne, même de l’arrivée menaçante de son mari.
« — Sans vous, il est certain », lui concéda François, « plus d’un de ces malheureux périra d’inanition.
— Vous voyez bien qu’il faut que je reste.
— Oh ! Huguette, je vois bien que c’est surtout pour moi.
— Tiens !… C’est que je suis gourmande de mon bonheur… Mais, au fait, il faut que je fasse rentrer l’auto au garage, maintenant. Voulez-vous me rendre le service d’aller le dire au sergent… ah ! voyons ! au sergent Mézembre ?
— Très volontiers !… Et ça me remettra de causer un peu avec tous ces braves gens. » ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.