Dimanche 12 septembre.
Elle le suivit des yeux, comme font toutes celles qui aiment pour lui prolonger, par cette caresse de son regard, la sensation de son amour. Et elle était toute joyeuse de lui communiquer encore et à distance celle de savoir sa vie, désormais et grâce à lui, remise dans le droit chemin. Car enfin, son mariage ne l’avait-il pas fourvoyée dans la pire direction, puisqu’elle avait été l’étourdie, en le contractant, de ne pas s’apercevoir qu’il impliquait le reniement de sa race, l’abjuration de ses sentiments de Française ? Et, s’applaudissant de voir l’avenir de nouveau riant, devant elle, elle ne s’aperçut pas de l’arrivée de sa femme de chambre qui accourait, chargée d’une ombrelle, de gants, d’un chapeau et d’un manteau.
« — Qu’est-ce que tout cet attirail ? » lui demanda-t-elle, tirée de son ravissement, par sa brusque présence.
— Pour aller à la gare », lui répondit-elle. « Ils attendent, tous, Madame.
— À la gare ? En voilà une idée. Ils n’ont pas besoin de moi, pour ça. Qu’est-ce qu’ils vont faite à la gare ?
— Devant M. le comte Gérard, tous ils vont. Madame doit savoir que M. le comte arrive.
— Qui vous a dit ça ? Qu’est-ce encore que cette plaisanterie ? »
Huguette se raidissait de toute son énergie, pour dominer le tremblement que lui donnait cette nouvelle. Et elle essayait de la contester, pour atténuer toute la douleur qu’elle lui apportait.
« — Madame ne peut pas croire que c’est une plaisanterie », protesta la femme de chambre. « M. le duc m’avait donné la dépêche. Pour Mme la comtesse, il m’a dit. M. le comte Gérard arrive, par le train de quatre heures. » Alors, j’ai dégringolé, quatre à quatre. Mais, par la fenêtre, qu’est-ce que j’ai vu ?… Madame sait comme ces Français sont… rigolos… Oui, on dit comme ça, à Paris. Ils étaient quatre, avec le sergent, à tirer, du garage, l’automobile de Madame. J’ai couru jusqu’à eux. “Qu’est-ce que c’est que cette sale blague ?
Et Madame, encore, qui vous nourrit si bien !”
— Et qu’est-ce qu’ils vous ont répondu ? »
Huguette trouvait, au verbiage d’Anna, une diversion à l’angoisse dont l’étreignait l’arrivée si proche de son mari.
« — Le sergent… Madame sait… celui qui est si gentil, mais si démoli, il m’a regardée, effronté, et il m’a dit : “Baissez les stores sur vos mirettes, la belle ! Et, la ferme !… C’est dit ?… Parce qu’ici, ni vu, ni connu je t’embrouille !” J’ai ri. J’ai rien compris du tout. Mais Madame je retarde. Et ils vont être partis, sans Madame. »
Elle tendait à Huguette, son manteau, pour l’aider à le mettre.
« — Posez ça, là », lui ordonna-t-elle en, lui indiquant la table, à côté d’elle.
« — Madame n’est pas réjouie que vienne M. le comte Gérard ? » demanda-t-elle, à sa maîtresse, d’un ton scandalisé.
« — Qu’avez-vous fait ensuite, avec les prisonniers ? » lui répliqua Huguette.
« — Madame trouve ça intéressant ?
— Alors… Madame sait comme les Français sont tous polis avec une femme. Ils ont dit que j’étais gentille, et ils m’ont fait des chatouilleries. C’était mal !
— Et ton honneur de pure jeune fille allemande ? » je me rappelais. Mais si longtemps, les hommes allemands sont à la guerre, Madame, et Henri aussi avec M. le comte Gérard ! Et ces Français sont si hardis pour les caresses !… Ils ont poussé la voiture vers le pavillon des jardiniers. Tout à coup, je me suis souvenue.
— Et son télégramme, à madame ? » je me suis dit. J’ai couru. Ils étaient, toute la famille, devant le garage. Et le premier valet de chambre criait : “Ils ont volé l’automobile de madame !”
— Non ! je lui ai dit : “Ils ne l’ont pas volée. Seulement, au pavillon des jardiniers ils vont la cacher. C’est une farce. Les Français sont toujours farceurs.” Et M. le duc a dit : “Nous verrons l’affaire, tout à l’heure… Mais Mme la comtesse, vite !” Je me suis pressée, avec le chapeau de madame, le manteau, les gants…
— Eh bien ! vous savez, ma fille », dit alors Huguette, en toisant sa femme de chambre, « vous êtes encore une jolie friponne !
— Friponne ?… Qu’est-ce que c’est ? » dit-elle, tout alarmée. « Je demanderai, respectueusement, à madame, l’explication.
— Ça veut dire que vous m’espionnez.
— Oh ! Madame », protesta-t-elle, avec la plus violente indignation.
— Qu’aviez-vous besoin de vous mêler de cette histoire d’automobile ?
— Mais c’était amusant. Et…
— Et vous étiez aux aguets, pour aller tout raconter, ensuite, à mes belles-sœurs.
— Si j’aurais vu, c’est tout à fait par hasard.
— Je voulais faire déplacer cette voiture, sans que personne le sache. Et il a fallu que vous arriviez juste à point pour tout voir.
— Je peux jurer à Madame !…
— Ne jurez pas. Les serments, ça ne compte pas, en Allemagne.
— Oh ! Madame ! » protesta-t-elle encore en se redressant.
« — Vous pouvez aller faire vos paquets et filer. Je ne veux plus vous voir.
— Madame me chasse ? » dit-elle, toute décontenancée. « Oh ! Madame ne peut, pas être si injuste ! Madame me fait seulement le premier reproche. Et elle me chasse, tout de suite, juste quand Henri revient, avec M. le comte ! Qu’est-ce qu’il va dire Henri, que je perds une si bonne place ? Je supplie Madame ! Je demande pardon à Madame.
— Allez ! allez ! Vous m’impatientez à la fin ! »
Elle se redressa, voyait sa maîtresse inflexible et lui riposta, insolemment :
« — Je n’ai pas le congé, encore, de M. le comte Gérard.
— Le mien suffit, je vous, en réponds ! » lui dit Huguette, d’un ton si sec et si impérieux qu’elle la débarrassa enfin de sa présence.
IX
Huguette était entièrement fixée, surtout depuis son séjour à Auersfurth, sur le rôle de sa femme de chambre auprès d’elle. Et il lui était à peu près indifférent, en soi, que cette Anna eût levé la piste du transfert secret de son automobile, puisqu’elle venait de renoncer à son évasion avant même qu’elle lui fût d’avance impossible. Mais elle était venue lui annoncer l’arrivée soudaine de son mari. Cette nouvelle avait provoqué en elle une terreur accablante, en même temps qu’une fureur à tout casser. Sa femme de chambre avait été le premier objet à briser qui lui était tombé sous la main. Et elle l’avait exécutée, rageusement.
Pendant que la femme de chambre s’éloignait, Huguette se rapprocha de l’extrémité de la terrasse.. Elle se pencha sur la balustrade, et elle appela :
— Monsieur de Lherm ! Monsieur de Lherm ! »
En quelques secondes, François fut auprès d’elle, sa tête seule émergeant à travers les colonnettes de la balustrade.
« — Ah ! mon ami ! » lui dit Huguette, dans un grand soupir. « Quelle catastrophe ! Mon mari arrivé dans un instant. On est allé le chercher, à la gare…
— Mon Dieu ! » s’écria François, non moins accablé qu’elle de la redoutable calamité qui lui survenait.
— Hein ! c’en est une tuile !… Et ils voulaient que j’aille avec eux ! Vous pensez si je me suis privée de ce plaisir ! — Ma pauvre Huguette ! » lui dit François. « Ma pauvre Huguette ! » Il s’était rapproché d’elle. « Qu’allez-vous faire ?… Vous avez peut-être le temps de sauter dans votre automobile et de partir.
— Avec mon fils ? En plein jour ? Sous leurs yeux ? Il ne faut pas même y penser.
— Ah ! » fit François, avec un geste de colère. « Et rien ! je ne peux rien pour vous, moi !… En tous cas, je n’ai qu’à disparaître.
— Pour lui faire croire qu’il nous surprend en faute ?
— Mais ma présence achèvera de l’exaspérer.
— Ça m’est bien égal… Et même je tiens à ce qu’il vous voie ici… Mais tout à l’heure, quand j’aurai soutenu le premier choc. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.