Mardi 14 septembre.
« — Alors, qu’est-ce que je suis venu faire ici ?
— Me tourmenter encore », lui répondit-elle. « Vous ne pouvez plus que me tourmenter. »
Elle crut que c’en était assez pour lui ôter tout espoir d’obtenir d’elle le moindre acquiescement à son désir. Mais il était Allemand, et incapable de faire le cas qui convient d’un fait opposé à sa volonté.
« — Ne dites pas ça ! Ne dites pas ça !… » lui répliqua-t-il, avec un accent de colère et de supplication, à la fois. « Ce n’est pas moi, c’est vous qui vous tourmentez ! Oui, la cause de ma rudesse qui vous fait mal, elle est en vous, dans votre révolte contre votre situation. Et, puisque vous n’y pouvez rien changer…
— Oh ! oh ! », fit Huguette, d’un ton légèrement narquois.
« — Non ! Vous n’y pouvez rien ! », insista-t-il, rudement. « Aujourd’hui, il vous plaît d’imaginer des arguties contre notre mariage, parce que nos pays sont en guerre. Mais vous y avez librement consenti. Vous en avez goûté tous les bonheurs, avec assez d’entrain, si je me rappelle…
— Ah ! taisez-vous ! taisez-vous ! » l’interrompit Huguette, frémissante.
— …Et vous en avez accepté, joyeusement », poursuivit-il, « la conséquence naturelle, quand elle est venue : la maternité. Oui, au contraire de vos mijaurées françaises, vous n’avez pas rechigné contre l’enfant ! Et votre enfant est allemand, puisque je suis son père. Il vous a faite allemande, lui, par sa naissance, plus, encore que moi, par le mariage. ».
Huguette s’était sentie blessée au vif et provoquée à la lutte, par cette démonstration incisive.
« — C’est ce que je n’admettrai jamais ! » protesta-t-elle avec force. « Rien ne m’irrite davantage ! Rien ne m’est plus odieux !
— Vous devez admettre ce qui est ! » lui intima-t-il, comme un ordre. « Votre enfant est allemand. Et vous aimez votre enfant. Que rêvez-vous ? L’abandonner, pour vous délivrer de moi ? Je vous en défie. Vous préférez votre enfant à vous-même, puisque vous l’avez suivi ici… Vous voudrez l’élever ? Je sais que vous y pensez. Ce n’est pas pour rien que vous avez pris votre brevet de chauffeuse, ni que vous avez voulu transférer votre voiture, aujourd’hui même, dans le. pavillon des jardiniers. En bien ! Vous n’enlèverez pas mon fils. Vous devinez bien que nous veillons.
— Alors, je suis prisonnière ? » lui demanda-t-elle, toute vibrante de colère.
— Pourquoi donc ?
— Si je ne puis voyager à ma guise ?… Il y a quelques coins de terre, encore, grâce à Dieu, où il pourrait me plaire d’aller attendre la fin de la guerre, hors d’Allemagne, la Suède, par exemple, la Norvège, le Danemark.
— Pourquoi pas l’Angleterre et puis… la France ?
— Enfin, puis-je voyager, oui ou non ?
— Vous êtes Allemande. Vous bénéficiez de nos lois allemandes. Aucune de nos lois ne me donne le moyen d’empêcher vos voyages… Mais mon fils, je ne lui permets pas de voyager.
— Et parce que j’aime mon fils, vous me séquestrez ?
— Pas le moins du monde ! Vous allez et venez, comme il vous plaît. Vous faites, ici. tout ce que tous voulez, et même des choses !…
— Oh ! des choses !… J’ai eu pitié de quelques malheureux.
— Ça n’est pas moins raide, pour une Allemande ! Mais je ne te reproche rien. Je n’ai pas changé mot. J’ai fait de toi, à Paris, une sorte de reine. J’ai voulu, ici, que tu n’en fasses qu’à ta tête… J’admets que j’abuse, comme tu le crois, de ta tendresse maternelle, pour te retenir chez moi. C’est dans ton intérêt. C’est pour te sauver de toi-même. C’est pour t’éviter de souffrir… Huguette, tu serais malheureuse, loin de notre enfant. Et moi je ne peux pas te le céder. Il est à moi, autant qu’à toi.
— Ce n’est pas vrai ! » lui répliqua-t-elle, indignée du chantage qu’il exerçait tortueusement sur elle, pour la réduire à accepter l’inévitable. « L’enfant est à sa mère cent fois plus qu’à son père. Votre part n’est pas égale à la nôtre, dans le don qu’il reçoit de la vie. Et c’est bien à tort que vous vous attribuez tout droit sur lui et sur nous. Mais la nature a bien fait les choses. C’est par la mère que le germe de vie s’épanouit, rien que par la mère ! Et c’est sans vous qu’elle peut même pourvoir à son avenir.
— Balivernes françaises et féministes ! » répliqua-t-il, en haussant les épaules.
— Notre enfant est à moi, autant qu’à toi. Je ne sors pas de là… Et je tiens passionnément à lui. Mais surtout parce que je tiens passionnément à toi, sa mère !… À quoi bon nous meurtrir, l’un l’autre ?… Huguette, souviens-toi ! Nos trois années de paisible amour, à Paris !… »
Ce retour à son idée fixe blessa la jeune femme, comme un outrage physique.
« — Je vous en prie ! » lui dit-elle, les dents serrées.
Mais il ne voulut pas comprendre qu’il lui faisait mal, ni en avoir pitié.
— … Notre intimité si profonde ! nos joyeuses folies ! notre commun bonheur !… » insista-t-il, obstinément, imaginant qu’une telle évocation éveillerait en elle d’anciens tressaillements.
« — Assez ! Assez ! » cria-t-elle, révoltée au plus intime d’elle-même. « Je ne sais plus de quoi vous parlez ! Je ne veux plus le savoir !
— Mais je le sais, moi ! » poursuivit-il, avec une ardeur sauvage. « Ah ! Dieu ! Ta beauté qui m’a tant enivré !… Je peux mourir, tous les jours, à toute minute. Mais je ne veux pas mourir sans avoir encore épuisé tous les enchantements que j’ai eus de toi ! »
Il s’était rapproché d’elle. Mais elle lui opposait un visage si fermé, une attitude si rétive qu’il n’osa pas, tout de même, se saisir de sa personne.
« — Si j’ai encore quelque pouvoir sur vous !… » l’implora-t-elle, pour éloigner son contact.
« — Mais tu as tout pouvoir ! » lui affirma-t-il, s’adoucissant, et croyant l’avoir un peu émue par ses transports. « Je suis l’esclave de ta beauté !
— Alors, faites-moi un plaisir, le dernier que je vous aurai demandé.
— Le dernier ?… Ce serait trop cruel ! » lui dit-il, se méprenant absolument sur la solennité d’accent de la jeune femme. « Que désires-tu ?
— Prenez mon automobile, jusqu’à la première gare qui vous mène en Russie.
— Ça, par exemple !… se récria-t-il, en ricanant. T’ai-je jamais fait l’effet d’un imbécile ?
— Vous ne m’auriez jamais montré plus d’esprit. »
Il la regarda, tout contracté d’une colère qu’il parvenait pourtant à contenir. Et, durement, il lui dit :
« — Tu veux me rouler ? Non ! Tu ne me rouleras pas.
— Il s’agit bien de ruser ! » répliqua-t-elle, en haussant les épaules. « Vous vous êtes tant vanté de votre galanterie française envers moi ! Vous simuliez, je le sais. Mais enfin vous avez bien tenu votre rôle de galant homme. Redevenez, un moment, cet homme, qui m’a si bien donné le change.
— Mais je n’ai rien simulé du tout. Je t’ai aimée, sincèrement. Et je t’aime toujours sincèrement.
— Il y a tant de façons d’aimer !… Il n’y a pas que le plaisir dans l’amour ; il y a le sacrifice. Montrez-moi votre amour capable de renoncement. Ce serait beau ! Ce serait français !
— Ce serait idiot ! » rugit-il. « Et tu te moquerais de moi !
— Je vous verrais accomplir enfin un acte désintéressé… Et, que vous le vouliez ou non, nous ne serons ensemble, ici, que devant témoins.
— Oh !…
— Vous voyez bien qu’il vaut mieux partir.
— Mais je ne peux pas ! Je ne peux pas !… Je ne pourrai jamais !
— Qu’espérez vous donc ? » lui demanda-t-elle, outrée de ces cris de douleur et de son obstination. « Recourir à la force ?
— Oui ! s’il le faut !… Mais je n’en aurai pas besoin. Ce soir, oh ! ce soir ! ce n’est pas possible que je ne te retrouve encore telle que tu as été ! »
Son souffle la brûlait. Elle se recula, comme devant une haleine fétide. Et de la tête, elle lui faisait non, non.
— Tu dis non ?… Mais quand nous serons seuls ! quand tu me verras à tes pieds… ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.