Mercredi 15 septembre.
— Vous me traiterez donc comme tant de malheureuses que vos soudards ont fait mourir de honte et de désespoir ? » lui jeta-t-elle hors d’elle-même, pour le blesser comme il la blessait.
Elle eut la satisfaction de voir le colonel d’Auersfurth frémir et blêmir, à ce rappel des monstruosités de la soldatesque allemande. Elle pensa qu’elle mettrait un terme à leur conflit sans issue, en le frappant au vif de sa morgue, en faisant saigner son amour-propre national.
« — Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! » rugit-il, transporté de rage. De ses deux poings fermés, dont il aurait eu plaisir à assommer sa femme, il frappait l’air, qui n’en pouvait mais. « Ce sont d ’infâmes calomnies françaises.
— Ce n’est pas vrai ? » lui répliqua Huguette, froidement. « Je connais, là, un malheureux prisonnier qui agonise dans la plus noire détresse, parce que sa pauvre jeune femme a succombé à l’indigne attentat d’un officier allemand.
— Ce sont d’abominables mensonges, forgés pour nous déshonorer ! » soutint- il encore, mais d’un ton moins ferme. « Dieu merci ! la réputation de chasteté de notre race est assez bien établie, depuis les Romains.
— Depuis les Romains, il a passé beaucoup d’eau sous les ponts du Rhin, et même tant de larmes, tant de sang !
— Tout ça n’empêche pas que je suis ton mari et que tu es ma femme.
— Je ne suis plus votre femme !
— Tu l’es ! Tu la seras, tant que je vivrai !
— Je ne suis plus votre femme !
— Mais tout ce que nous avons eu en commun, l’harmonie de nos pensées et de nos désirs, l’accord de nos sensations, la communion de nos âmes dans les mêmes exaltations, les mêmes joies, les mêmes extases… ça ne s’efface pas pour un caprice…
— Au printemps nouveau, l’arbre ne se souvient plus de ses feuilles du dernier automne. »
Il la regarda. Il lui montra le visage consterné du condamné sous la sentence. Il lui devenait évident, enfin, que, hors la violence, il ne lui restait plus prise sur elle. Il voulut se raidir encore, cependant, contre le désastre qui l’accablait.
« — Mais enfin » lui demanda-t-il, « pourquoi ce changement si profond, dans les racines mêmes de votre être ? Je vous aime, comme au temps où vous m’aimiez. Ce que je vous ai fait ne justifie pas votre détachement, plus cruel que la haine.
— Vous êtes Allemand.
— Certes ! »
Et il se redressa, dans une attitude de hautaine fierté.
« — Tout est là », lui avoua-t-elle. « Entre nous, tout est venu de là.
— Il aurait fallu que je cède à votre caprice d’avant la guerre, que je devienne Français ?
— Mais vous n’auriez pas pu, même naturalisé. Je le vois, maintenant. Ce n’est pas la frontière qui fait la nationalité. C’est la race, c’est le sang, c’est l’histoire.
— Donc votre patriotisme a tué votre amour ?
— Vous y êtes ! Enfin !
— Mon patriotisme n’a pas tué le mien. Et puisqu’ils s’accordent en moi…
— Mais c’est un abîme qui nous sépare ! » lui cria-t-elle. « Tout ce qui m’est horrible, vous semble beau. Tout ce que j’admire, vous le prenez en pitié ! Les merveilles de l’art, vous les réduisez en poudre ; j’en pleure, avec le monde entier ; vous vous en applaudissez ! Des peuples s’immolent, pour la sauvegarde de leur honneur ; vous les raillez de leur défaut de sens pratique ! Partout où vous pénétrez, la terre fume, d’incendies et de ruines ; on pourrait dire que les cours d’eau grossissent des flots de larmes que vous faites couler ; et vos cloches, à toute volée, défient le ciel du bruit de vos épouvantables exploits ! Entre vos mains, les laboratoires de la science sont devenus on ne sait quels antres infernaux ; vous la feriez prendre pour le plus détestable fléau que l’humanité se soit forgé à elle-même ; et vous criez qu’elle vous a rendus l’élite du monde ! L’élan farouche de nos soldats, dont vous appréciez pourtant la morsure enragée, ne vous paraît qu’une forme exaspérée de l’étourderie française ! Vous avez même ravalé la guerre. De cette action massive, effrayante et splendide, où c’était le furieux et joyeux délire de la bravoure enivrée d’elle-même qui précipitait les régiments aux rouges et fulgurants foyers de la gloire, vous avez fait un immense affût ténébreux de bêtes souterraines qui se donnent la mort, sans se montrer et sans se voir ! Aux hommes du plein air et du plein ciel, aux soldats du coq et de l’alouette, vous avez imposé la guerre des terriers et des cavernes ! Et, tout orgueilleux de vos trouvailles sataniques, vous proclamez que vous avez institué la guerre scientifique. Il n’est pas jusqu’à Dieu que vous ne déshonoriez, s’il bénissait, comme vous vous en vantez, vos éclatants forfaits !… Vous voyez bien que vous ne ferez jamais de moi, une Allemande !
—Vous allez donc demander le divorce ? » lui demanda-t-il, posément.
« — Oui.
— Pour incompatibilité patriotique ?
— Oui.
— Aucun tribunal n’admettra votre motif.
— Vous vous êtes tant vanté, à Paris, de votre galanterie française. C’est le moment de la montrer.
— Je ne comprends pas.
— Convenons ensemble d’un motif de divorce qui soit légal, en Allemagne.
— Mais je n’en veux pas, du divorce, moi.
— Alors, votre galanterie ?…
— Je l’ai, si elle vous rend aimable pour moi. Mais contre moi ?…
— C’est vrai ! De la générosité ? » elle haussa les épaules. Ça ne pousse pas en Allemagne, ça.
— Je vous ai dit que je ne suis pas un jobard.
— Alors, je n’ai qu’à m’en aller ?
— Vous renoncez donc à votre enfant ? »
Elle se sentit comme une bête capturée, dont le nœud coulant, un moment relâché se resserre brusquement autour du cou.
« — Ah ! » dit-elle avec un effort pour respirer, « nous recommençons ?
— Vous êtes libre de contenter votre tendresse pour lui… mais dans ma maison, à mon foyer. Je vous le répète, pas plus en secret qu’ouvertement, vous ne pouvez l’emmener hors d’Allemagne.
— Oh ! » fit-elle en trépignant de rage et les poings aux tempes, « prisonnière ! Je suis prisonnière, et plus étroitement que dans le plus noir cachot !
— Le cachot n’est pas si étroit ni si noir que vous le dites.
— Mais enfin, qu’attendez-vous de moi, après ce que vous savez ?
— Une réforme de vos idées… patriotiques, et de vos notions sur l’Allemagne », lui répondit-il, avec un flegme ironique.
— Oh ! oh ! » ricana Huguette, avec un air de bravade.
« — Mais oui. C’est justement ce que nous attendons aussi de la France. Le cachot pour vous, les tranchées pour elle, excellent régime ! Les têtes chaudes s’y refroidissent. Les idées y changent, et même les volontés.
— Et si elles s’y exaspèrent ? si elles s’y raidissent ?
— Nous ne le craignons pas. L’Allemagne aura un autre aspect, pour vous et pour la France, après sa victoire définitive.
— Mais elle crie déjà la faim votre Allemagne ! Elle n’en peut déjà plus ! »
Il lui montra ses bottés crottées, et il lui dit, avec une indicible insolence :
« — Ça, c’est de la boue de France… »
Suffoquée, elle ne sut que lui jeter un regard où brûlait toute sa haine. Il ajouta, tout à son idée fixe :
— Vous verrez ! vous verrez ! vous serez tout étonnée de vous trouver si différente pour nous. Et sans vous en apercevoir, vous redeviendrez ce que vous avez été, avec tant de bonheur : ma femme. »
À bout de réponse à un entêtement si obtus, Huguette se laissa tomber sur le banc, vide d’énergie, le corps brisé, accablée par l’impossibilité d’entamer cet espoir de son mari que rien ne justifiait. Dans l’état d’épuisement où elle était, elle ne percevait plus que l’horreur de sa situation sans issue. ■ (À suivre)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.