Par Marc VERGIER.
Je traduis (un peu librement) une « opinion » signée Samuel Goldman, parue le 10 septembre 2021 dans le magazine « The Week ». C’est un à-côté pitoyable et savoureux de l’aventure afghane des USA et de leurs alliés.*
Son titre original est : « Did Theranos Lose Afghanistan? The two debacles are more connected than you’d think »
On peut le traduire : Theranos a-t-il fait capoter la guerre d’Afghanistan ? Les deux débâcles ont des liens inattendus.
Rappel utile :
Theranos, selon Wikipedia, était une entreprise américaine dans le domaine des technologies de la santé dont les dirigeants ont été inculpés en 2018 pour « fraude massive ». Implantée dans la Silicon Valley, Theranos est fondée en 2003 par Elizabeth Holmes alors âgée de seulement 19 ans. « Theranos » est un mot-valise formé à partir des mots anglais therapy (thérapie) et diagnosis (diagnostic).
L’entreprise est censée avoir développé une technologie permettant de réaliser des tests sanguins peu coûteux. La fondatrice prétend réaliser des tests sanguins avec quelques gouttes de sang recueillies sans aiguille avec sa propre méthode de prélèvement. Cette perspective lui permet de lever rapidement des fonds d’investissement à hauteur de 700 millions de dollars 2. En 2015, son entreprise est valorisée à plus de 9 milliards de dollars
En 2018, ses dirigeants (parmi lesquels Ramesh Balwani, photo) sont inculpés pour « fraude massive » : la technologie développée n’était pas exploitée comme annoncé dans les levées de fonds aux investisseurs, et servait à couvrir une « escroquerie sophistiquée », selon la Securities and Exchange Commission12,13. En , le nouveau directeur général de Theranos annonce la dissolution de la société.
Après ce rappel, lisons ce qu’en pense M. Goldman :
« Un autre grand ratage américain se conclut. Cette semaine s’ouvre le procès de la fondatrice de Theranos, Elisabeth Holmes, devant une cour fédérale. Elle est accusée d’avoir escroqué ses actionnaires. Elle encourt, ainsi que son petit ami et associé Ramesh Babwani, une peine maximale de 20 ans de prison.
Le tribunal de San José où se tient ce procès est bien loin de Kaboul ; pourtant Il existe plus qu’une coïncidence avec l’évacuation chaotique des troupes américaine des semaines passées.
Comme la débacle militaire, Theranos est une histoire horrible : Illusions prises pour la réalité, crédulité des media, impunité des « célébrités ». Qu’il y ait eu tromperie intentionnelle ou pas, les deux affaires démontrent la malhonnêteté, l’incompétence et la connivence des élites de la tech, de la finance, des media et de l’armée.
Le lien avec Kaboul est le fait d’un individu. Parmi les témoins, on attend le général Jim Mattis, ancien Marine, qui a commandé des opérations en Afghanistan avant de prendre la tête de la Direction Centrale de cette guerre. Il a été ensuite été nommé Ministre de la défense auprès du Président Trump. Mattis était encore sous l’uniforme quand il a noué des rapports avec Théranos. Une fois en retraite, il a rejoint Henry Kissinger, George P. Schulz et d’autres hauts cadres de la « sécurité nationale » au conseil d’administration de Theranos. Il est rare que des jeunes entreprises bénéficient d’un patronage aussi imposant.
Mattis nie toute faute, se prétendant plutôt victime. Même si c’est vrai, il n’en est pas moins discrédité. Il a noué des liens avec Theranos après sa rencontre avec Mme Holmes lors d’une commémoration du corps des Marines à San Francisco. Selon, entr’autres, le journaliste John Carreyrou, il s’est aussitôt mis en campagne pour l’adoption par l’armée du très-nouveau test sanguin Théranos. L’absence d’homologation par l’Autorité idoine (la FDA) non plus que les doutes croissants quant à la validité du test l’ont découragé. Retraité en 2013, il a aussi ignoré les avis de juristes qualifiant d’inappropriée sa présence au Conseil d’Administration d’une société cherchant à fournir ses produits pour les opérations en Afghanistan.
Il n’y a pas de raison de penser que sa sympathie pour Théranos ait affecté l’accomplissement de ses missions. On ne peut pourtant pas fermer les yeux sur les similarités de sa « mésalliance » avec les dérives plus générales révélées par les « Afghanistan Papers ». Par exemple, ce que Matt Stoller a diagnostiqué , le qualifiant d’optimisme incontrôlé (« pervasiveness of over-optimism », expression apparue dans le rapport de juillet 2021 par l’Inspecteur Général [de la Défense, je suppose]). Comme dans la « high Tech », les officiers supérieurs de l’armée prendraient volontiers leurs rêves pour des réalités.
Cette tendance s’appuierait sur l’idée juste que le pessimisme ne mène à rien. De là on en viendrait à penser que les risques, les doutes, les problèmes seraient plutôt les produits de cerveaux malades, incapables de la « positive attitude » chère au New-Age [et à M. Raffarin. NdT]. Dans les cas les plus graves, tels Theranos et l’Afghanistan, on s’autoriserait à mentir dans l’espoir que les mensonges deviendront un jour des vérités.
Il s’y ajoute la foi dans les personnalités « hérosîques ». Le succès initial de Théranos reposait sur le « charisme « de Mme Holmes : maintien austère, voix étrangement profonde… un leader-prophète plutôt qu’une vendeuse ambitieuse. Les doutes relatifs à Théranos furent considérés comme des refus de considérer le trait visionnaire de sa personnalité .
La guerre en Afghanistan a ainsi connu une série de prétendus « sauveurs ». Les généraux Petraeus, McChrystal et Mattis furent, chacun à son tour, fêtés comme des « érudits-soldats » dont les vertus extraordinaires rattraperaient les erreurs manifestes de leurs prédécesseurs. Chacun avait su s’entourer d’acolytes dont le loyalisme confinait, selon les observateurs, à un culte. L’attirance de Mattis pour Mme Holmes peut aussi s’expliquer par un culte militaire du chef plus ou moins commun.
Au total, le rapprochement entre Theranos et l’Afghanistan, nous éclaire sur la classe dominante américaine et l’impunité dont ses membres jouissent jusqu’au moment ou leurs agissements s’avèrent littéralement criminels. Les décideurs de Washington se retrouvent dans les mêmes Conseils . d’Administration de la Vallée du Silicium (« Silicon Valley ») et pérorent sur les mêmes chaînes New-Yorkaises du câble.
Considéré dans ce large cadre, il est indifférent que Mattis ait peu pâti de son engagement avec Theranos. Il est, au rebours, immensément important que lui et les autres officiers vedettes aient été non seulement promus pour leur rôle dans la défaite, mais qu’ils continuent à être fêtés et richement rémunérés comme auteurs, conseils ou super-experts en sécurité nationale.
Dans son discours de fin de mandat, le Président Eisenhower s’inquiétait de l’influence du « complexe militaro-industriel ». L’intrication continue lors que les officiers retraités trouvent des emplois grassement payés chez les fournisseurs des armées. En 70 ans, ce « système » (« Blob ») a introduit ses tentacules dans la banque, les media, les universités et au-delà. La fraude supposément commise par Mme Holmes n’est pas la raison de la défaite en Afghanistan ; mais les raisons qui expliquent la durée du succès de son Theranos contribuent à éclairer ladite défaite.
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