Vendredi 16 septembre.
Et il s’avança lui-même jusqu’à la balustrade. Il mit un sifflet à sa bouche, en tira un son strident, puis trois autres plus serrés et plus brefs, puis un autre qui se prolongea.
« — Ma pauvre Huguette ! » disait François, « notre beau rêve, qu’il aura été court !
— Mais nous le vivrons jusqu’au bout ! Protesta la jeune femme. Je ne veux pas que vous mouriez.
— Allez donc dire au tigre de lâcher la proie qu’il tient entre ses dents !
— Il ne vous y tient pas encore ! lui affirma-t-elle avec une rage sourde, ou alors ce serait à désespérer de Dieu !
— Surtout ne l’accusez pas ! Ses desseins valent mieux que nos désirs. Il fait sa grande moisson d’âmes, dans cette guerre. Et il les fauche surtout dans la jeunesse, parce qu’en étant le maître, il lui est plus agréable de les cueillir dans leur fleur.
— Votre résignation me fait mal », lui dit Huguette. « Dieu ne vous a pas épargné dans les pires hécatombes, pour vous prendre à moi maintenant.
— Il voulait sans doute que j’aie goûté les premières délices de notre amour, afin que le sacrifice en soit plus méritoire, pour vous, et pour moi. »
Sa voix avait une douceur mâle qui pénétrait de douleur la jeune femme et la terrassait.
« — Mais moi, murmura-t-elle, la voix brisée et les larmes aux yeux, cela me révolte. Je suis si peu croyante !
— Par ma mort, votre foi vous sera rendue.
— Je maudirais Dieu, plutôt », lui cria-t-elle, ranimée par la terreur de sa mort possible, et tremblant que ce Burdin ne saisît pas l’occasion de se venger qu’il attendait.
« — Ne dites pas cela, Huguette ! » la supplia-t-il. « Ne donnez pas cette amertume à mes dernières pensées.
— Mais ce n’est pas vous qui allez mourir », lui affirma-t-elle avec une énergie farouche. « Je saurai bien l’empêcher !
— Souvenez-vous, lui rappela-t-il. Il est écrit : “Tu ne tueras point !” »
On entendait, au bas de la terrasse, le galop en désordre des prisonniers.
XII
« — Qu’est-ce qui m’a fichu un troupeau de cochons comme ça ? » cria le colonel d’Auersfurth. « En rangs, sale vermine !… Regardez-moi ces échappés de fosse commune !… Si ça ne devrait pas être dans de la chaux bien fraîche, à faire de l’engrais !… Halte !… Et ça vient, ici, manger notre pain ! »
Une colère muette crispait la face de ces malheureux, sous ces grossières insultes.
La volonté de sauver François, à tout prix, plus forte que l’horreur de ce qu’elle allait voir, souleva Huguette de son siège. Elle allait se rapprocher de Joseph Burdin, qu’elle venait de découvrir, le dernier de la colonne, et lui suggérer, malgré la défense de François, l’idée de meurtre. Mais le malheureux mari de la pauvre Julie, dit assez haut, d’un ton gouailleur :
— Oh ! Là là ! Leur pain kaka ! ».
Huguette crut que le colonel allait se jeter sur lui et le souffleter. « Et alors !… » Mais Gérard d’Auersfurth était trop absorbé par l’affront qu’il méditait d’infliger à François de Lherm, d’où résulterait son refus d’obéissance et sa mort. Il cria, cependant, au prisonnier, goguenard :
« — Et celui que tu as mangé chez moi, charogne ?
— Payé avec mon argent ! » protesta Huguette. « De l’argent français !
— Je vous en prie, Madame ! » dit-il avec hauteur et la face mauvaise. Et il poursuivit :
« — Mais c’est fini de vous goberger ! Plus de journées ici, à fainéanter ! Plus de gueuletons, comme vous dites ! Le règlement du camp ! Le règlement ! Et serré, je vous en réponds ! »
Il se tourna alors vers François et lui ordonna :
« — Alignez-vous avec vos hommes ! » François marcha d’un pas ferme et se plaça à là droite de Burdin. Huguette eut tellement peur tout à coup de ce qu’elle voulait faire qu’elle se laissa tomber sur le banc, derrière elle, au lieu de courir dire à l’artilleur qu’il avait là, devant lui, toute sa vengeance à assouvir.
François, se raidit. Mais ses pieds ne quittaient pas le sol.
— Eh bien ? Vous refusez à lui ? » demanda le colonel, avec l’accent d’une joie féroce.
« — Bougez pas, mon capitaine. Je vas lui montrer ça, moi… Ah ! il veut embêter un officier français, celui-là !… » dit Joseph Burdin. Et il avança de son pas traînard d’homme indifférent à tout.
— Qu’est-ce que c’est que cette ganache ? » cria le colonel. « Dans le rang, ivrogne, ou je vais te botter !
— Me botter ? Oh ! là là ! »
Huguette, terrifiée de ce qui allait se passer, se cacha la tête dans ses bras étendus sur le dossier du banc.
En même temps, Burdin, d’un grand élan, se jeta sur le colonel, lui saisit, la gorge de ses dix doigts, crispés et énormes, le secouant de toutes ses forces. Le colonel, surpris, râla, chavira, s’abattit sous son agresseur qui le serrait et, par secousses, lui enfonçait dans les chairs la tenaille terrible de ses dix doigts.
— Malheureux ! Malheureux ! » s’écrièrent à la fois François de Lherm et le sergent Mézembre.
Ils se précipitèrent sur Burdin en même temps ; ils le tiraient en arrière chacun par un bras ; ils le redressaient même. Mais ses doigts, enfoncés dans le cou du colonel, qui saignait abondamment, l’amenaient avec lui.
— Je crois que ça y est ! dit Burdin, avec, un large soupir de soulagement. Et il lâcha le corps de sa victime. La carotide crevée, on n’en revient pas. J’ai vu un camarade claquer de ça, net, à ma batterie.
— Qu’est-ce que tu as fait, mon pauv’ vieux ? » se lamentait le sergent Mézembre. « Mais qu’est-ce qui t’a pris tout à coup ?
— Ça me tenait, depuis la mort de ma Julie. J’en voulais un.. Et puis, celui-là qui vient embêter un officier français !… »
Comme tous les obsédés, qui ont réalisé leur idée fixe, Burdin avait recouvré tout son calme.
« — Rentrez, sergent, et faites votre rapport, ordonna, tristement, François de Lherm.
La troupe s’ébranla et s’éloigna.
XIII
Des serviteurs accoururent, poussèrent des cris, enlevèrent le corps du comte d’Auersfurth, sans que François et Huguette, assis l’un près de l’autre, pussent échanger une parole. Anéantie par cet événement, Huguette n’avait qu’une pensée : « Et j’ai voulu cette mort… Ce malheureux m’a amenée à vouloir sa mort !… Il n’aurait pas tremblé, lui, de la mort de François… Et je n’y ai point eu part. Heureusement ! François ne saura jamais jusqu’où est allé mon désir. Mais je n’ai point eu part à sa mort. Non, je n’y ai point eu part ! » Elle se répétait cela, comme pour attirer, sur elle une absolution.
« — C’est effrayant », dit enfin François, « cette fin si brusque !
— Et moi, pendant qu’il vous menaçait, je doutais de la Justice de Dieu !
— La justice de Dieu », reprit François, après un silence, « comme elle éclate, pourtant ! Et par quelles voies obscures !… Une femme succombe, en France, aux outrages de quelque brute inconnue. Et ce crime est expié, ici, par un homme qui ne l’avait point commis, mais qui se faisait une fête d’être mon assassin !… Quelle condamnation de doctrines de guerre de l’état-major allemand !… Et maintenant, Huguette, il faut nous dire adieu.
— Je n’ai plus à rester longtemps, en effet, dans cette maison », lui dit-elle. « Quelle figure y faire ? Et nous ne pouvons plus espérer qu’on y tolère vos visites. Mais, entre nous, François, ce n’est pas adieu, c’est au revoir !… De loin, comme de près, nous sommes unis pour jamais !
— Pour jamais ! » répéta François en lui prenant la main.
— Et la victoire française viendra !
— Oui, elle viendra ! » affirma-t-il, ardemment. « Nous sommes les fiancés de la captivité, nous serons les époux de la victoire. » ■ (Fin)
Roman : LE MASQUE DÉCHIRÉ de M. FELICIEN PASCAL.
Feuilleton publié dans l’Action française de février à avril 1918.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF.