Par Pierre Builly.
Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog (1972)
Auri sacra fames ! (Détestable faim de l’or !) ((Virgile, Énéide, III, 57).
Introduction : la marche de ses soldats étant contrariée par de multiples périls, Pizzare, le conquérant du Pérou, confie à un groupe d’une quarantaine d’hommes – sous la direction de Pedro de Ursua, secondé par don Lope de Aguirre – le soin de reconnaître le terrain. Très vite, Aguirre se révolte contre Ursua. Rejetant l’autorité de l’Espagne, libre et rebelle, Aguirre entraîne alors ses compagnons vers cet Eldorado mythique qui les fait tous rêver. Il s’est mis en tête de se tailler un empire autour de la fabuleuse cité d’or et d’y fonder une dynastie…
J’imaginais devoir me livrer, avant d’avoir vu la première fois Aguirre sinon à un plaidoyer, du moins à une sorte d’explication de ce qui pousse les hommes à aller voir ailleurs, c’est-à-dire à découvrir – donc à coloniser – ; car (quelqu’un peut-il en douter ?) l’Humanité tout entière s’est répandue à la surface du globe en chassant devant elle, par vagues successives, ceux qui occupaient la place avant les derniers arrivants, et Cortes et Pizarre, si leurs noms nous sont connus, ne sont pas plus extravagants que ne l’étaient, deux, trois, dix siècles auparavant, les envahisseurs qui déferlaient d’Asie pour repousser jusqu’en Patagonie les précédents autochtones qui, eux-mêmes, avaient chassé qui ?
La curiosité, la soif de la découverte est encore davantage au cœur de l’Homme que le goût du profit et la soif de l’or ; les peuples, depuis qu’ils existent, vont voir ailleurs parce qu’ils pensent que l’herbe est plus verte et les criques plus riantes ; le nier serait faire preuve d’un angélisme charmant et vain. Quittant Olduvai, en plein Rift africain, nos ancêtres ont dès l’abord poussé plus loin leur curiosité et les mouvements de population sont aussi vieux que le monde.
Poussant le paradoxe un peu loin, j’écrirais volontiers qu’il n’est pas question, dans Aguirre de la conquête dorée des Amériques, qui fut l’aventure essentielle de l’Occident pendant un siècle : malgré leur folie, leur avidité, leur violence, ces aventuriers qui s’embarquaient sur des vaisseaux soumis à toutes les tempêtes, avec peu de vivres et sans médicaments, me semblent autrement plus fascinants que nos actuels prétendus héros qui, sur des esquifs sponsorisés par Fleury-Michon ou Benneteau, bardés d’électronique et reliés par le fil magique du GPS essayent de nous persuader qu’ils prennent des risques… Qu’on fasse la nique à Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Magellan dans le monde d’aujourd’hui me semble être une des manifestations les plus veules de la haine d’elle-même qui anime notre civilisation.
Cela dit, qui n’est pas que provocation et goût du paradoxe, je ne suis pas persuadé que l’aventure de Don Lope de Aguirre ne pourrait pas être vécue ou transposée soit dans une autre découverte – celle de ces voyageurs du 19ème siècle qui parcouraient l’Afrique – ou même, et tout autant dans toutes les folies de l’exploration de la planète que notre histoire inquiète a suscitée : la conquête de la face Nord de je ne sais quel pic inaccessible ou la volonté forcenée d’être le premier au Pôle Sud…
Ce qui me semble le plus fascinant dans cet Aguirre magnifique et hanté c’est la folie inhérente à l’homme, le sacrifice fait par la tentation d’aller plus loin de toute humanité. La séquence initiale, cette descente des Andes vers la forêt étouffante, c’est bien celle d’une colonie de fourmis, d’une cohorte d’insectes sociaux voués à la perpétuation de l’espèce par la nécessité de l’exploration. Face à l’hostilité de la nature, ou plutôt face à sa radicale indifférence, n’est-il pas indispensable que des fous aillent porter plus loin la marque de la curiosité humaine ?
Lorsque Werner Herzog, dans le commentaire souvent inspiré qu’il fait de son propre film, indique qu’il a très librement imaginé l’histoire, que rien, ou fort peu, y est exact, ne donne-t-il pas, fût-ce involontairement les clefs de son œuvre ? Parabole qui justifie les invraisemblances (la présence des femmes, du tutoiement qu’emploie Inez (Helena Rojo) vis-à-vis de son fiancé Ursua (Ruy Guerra), la présence du moine dans le tribunal fantoche qui condamne Ursua – alors qu’Ecclesia abhorret a sanguine -), invraisemblances qui, rapportées à de plus vastes perspectives, n’ont pas d’autre importance que symbolique ?
Aguirre est une œuvre si riche qu’elle supporte une multiplicité d’interprétations ; pour moi, le film n’est pas une dénonciation de la Conquête de l’Amérique, ni même un pamphlet contre les colonisations, mais davantage le regard jeté sur la folie inhérente à l’Homme qu’on pourrait appeler Insatiété ou Insatisfaction.
On pourrait y voir aussi une illustration d’un débat qui m’est particulièrement cher : celui d’Apollon et de Prométhée : l’harmonie et la mesure contre la révolte et la passion du savoir. Dit ainsi, ça n’apporte de l’eau au moulin de quiconque ou, davantage, ça ne veut trancher avec rien : nous avons besoin de pasteurs et de chasseurs, de paysans et de conquistadores…
Je pourrais écrire : de fous et de sages…
Me vient à l’esprit un mot fort de Maurice Druon (dans La volupté d’être) : C’est un malheur que de naître avec de la démesure dans l’âme, un grand malheur sans lequel il n’y aurait pas de grandes vies. ■
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