Par Ulysse Manhes.
Cette tribune est parue hier 1er octobre dans FigaroVox. Elle établit une comparaison érudite et judicieuse entre les débats déjà anciens tenus sur de grands sujets (Abraham, Antigone) par Pierre Boutang et George Steiner et le climat d’exclusion et de contrainte qui caractérise les débats d’aujourd’hui à quelques mois de la Présidentielle dont Éric Zemmour vient troubler avec quelque fracas le déroulement habituel entre professionnels de la politique politicienne. L’article mérite une lecture attentive.
TRIBUNE – Depuis le face-à-face Mélenchon-Zemmour, une partie de la classe politique interroge la pertinence de débattre avec le polémiste. Il fut un temps où l’échange contradictoire était naturel, argumente Ulysse Manhes, s’appuyant sur la discussion entre George Steiner et Pierre Boutang.
Ulysse Manhes est normalien, spécialisé en philosophie et auteur-compositeur de chansons françaises.
Dans le même temps que nous observons ces questions, nous sentons que leur aberration nous saute au visage. Pourtant, devant l’effet de répétition circulaire, indiquant une espèce d’adhésion collective, nous réfrénons prudemment nos critiques, comme aux meilleurs temps totalitaires.
Car enfin, dans le miraculeux espace démocratique qui est encore celui de la France et plus globalement de l’Europe, quelle est la meilleure garantie de la diversité – réclamée d’ailleurs à cor et à cri par les divers mouvements minoritaires, notamment à travers le suffrage proportionnel – que celle de pouvoir débattre des idées ?
On dirait ainsi que, par un curieux rabougrissement angulaire, l’aspiration universelle à la diversité (sociale, culturelle, cultuelle…) trouverait soudainement des limites infranchissables aux frontières du monde des idées et des opinions.
En France, après la loi de 1881 sur la presse pénalisant la diffamation et l’injure publique, les lois de protection mémorielle Plénel (1972, de lutte contre le racisme) puis Gayssot (1990, réprimant tout fait ou propos à caractère négationniste, raciste, antisémite ou xénophobe) sont venues porter de grands coups à la liberté d’opinion qui préexistait.
Le Droit s’est ensuite enrichi de ces critères comme circonstances aggravantes d’autres délits de droit commun (les violences, les outrages…). On le sait – et c’était annoncé diversement par les réfractaires initiaux à ces textes tels que Robert Badinter, Éric Zemmour (déjà lui), Pierre Nora, Michel Tournier, Michel Houellebecq, Alain Robbe-Grillet, Paul Ricœur, Philippe Tesson, François Furet, Philippe Bilger, Annie Kriegel… – l’effet a été d’introduire un délit d’opinion au cœur de la liberté d’expression.
L’espace public de l’expression s’est ainsi retrouvé de facto sous une étroite surveillance, sanglé d’interdictions multiples, menacé de procès immédiats par toutes sortes d’associations…
Le paradoxe n’est pas négligeable pour ces temps d’aspiration à la «tolérance» et à l’expression des minorités. D’autant que, ce qu’on semble avoir oublié dans cette histoire, c’est qu’une opinion ne pousse pas comme un champignon, sortant du sol verticalement. Une opinion (une vision du monde, dirait un philosophe) s’élabore, on le sait, progressivement, par frottements, au contact d’opinions environnantes (voisines, divergentes, spéculatives, provocatrices, amusantes, comparatives, insensées, hors sujet). Tout avocat, tout magistrat vous le confirmeront: au fondement de leur métier (qui consiste à trouver une solution, voire une vérité aux litiges) se trouve le «contradictoire». Il a fallu des siècles pour élaborer la rigueur implacable d’un procès: présomption d’innocence, loyauté des preuves, procès équitable, règle du contradictoire.
Le contradictoire, c’est entendre les arguments de l’autre, fussent-ils désagréables: une discipline de transparence et un exercice de tolérance. Pas de coup bas ni de carte dans la manche: une opposition aux règles loyales visant à éclairer la décision du juge.
En 1987, à la télévision française, l’essayiste et conférencier George Steiner était invité à débattre avec l’écrivain engagé Pierre Boutang autour de la figure d’Antigone. Le premier, penseur juif de tradition humaniste, héritier de la pensée européenne et de l’universalisme occidental, authentiquement attaché à l’esprit républicain et démocratique, sévère interprète de Heidegger, superbe commentateur d’Arendt et de Leo Strauss notamment ; le second, agrégé de philosophie à l’École normale supérieure, écrivain de talent reconnu dès sa thèse L’Ontologie du silence, figure essentielle de la vie intellectuelle de l’après-guerre, mais aussi royaliste convaincu et président de l’Action française, disciple vibrant de Charles Maurras, pétainiste fidèle et antisémite assumé… Entre les deux hommes, des fossés insondables. Plus encore que des idées qui les opposent, des visions de l’homme et du monde, recluses dans les zones indicibles de la sensibilité et des histoires personnelles. Toute idée d’amitié entre eux pouvant paraître inenvisageable jusqu’à l’obscène. Les deux hommes, dans une dramaturgie proprement télévisuelle, sont placés face-à-face et invités, dès le début de l’émission, à se présenter l’un et l’autre… D’emblée, dans un élan de vérité, de complicité intellectuelle spontanée, George Steiner prend la parole:
«L’Ontologie du secret est pour moi l’un des très grands chefs-d’œuvre de toute la pensée moderne. (…) En lisant Boutang, je me suis dit (…) qu’on n’est plus si seul. C’est après qu’on m’a dit: “Mais faites attention, il y a entre vous des différends politiques et même des questions douloureuses et terriblement tragiques qui sont celles de notre siècle. Ce n’est pas un homme avec lequel vous trouverez un contact !” Et au contraire le contact a été quasi-immédiat, chaleureux, sans je crois qu’il n’y ait entre nous compromission sur l’essentiel. Il y a entre nous des abîmes terribles de réalité. (…) Mais pour moi, Pierre Boutang est un maître d’une certaine solitude, très altière, qui permet la provocation d’un intérêt passionné. Il y a entre nous bien sûr une provocation, mais dans la provocation même, un appel, une sommation de l’un à l’autre. Si on n’arrivait plus à se parler alors, je crois, ce serait le désespoir[1] ».
Ce témoignage est évidemment une leçon rare, exceptionnelle, de mise en œuvre de l’intelligence, de respect, presque d’amitié démocratique, spectaculairement aux antipodes de notre temps qui ne songe, de son côté, qu’à s’indigner, réprimander, pénaliser, expurger, boycotter, partout et sans répit.
Merci de n’être pas d’accord, soyez béni, mon ami, de penser de l’autre côté de ma frontière ! Aux manifestations chaleureuses de Steiner, Boutang incline la tête et répond sobrement:
«Avec George Steiner en effet je ne me sens pas seul. (…) Je dois dire, s’il y a quelqu’un avec qui j’ai envie de parler, c’est bien avec vous. (…) C’est pourquoi je vous remercie de la seule chose dont je peux remercier quelqu’un: d’exister !»
Il y a dans ces déclarations d’intelligence respectueuse un fond d’impossible pour notre présent, une grâce historique. Nul doute que dans nos médias, G. Steiner s’acoquinerait avec un facho ou, selon la récente expression de L’Obs, avec «le meilleur du pire».
Faut-il débattre avec Pierre Boutang ? Nul doute que si on l’avait posée à George Steiner, il n’aurait même pas compris la question. Faut-il donc débattre avec Éric Zemmour ? C’est apparemment la question du jour. Mais justement, le jour où on ne le pourra plus, il nous faudra sûrement assister, penauds et impuissants, aux funérailles de la vie démocratique… et plus encore à celles de la vie de l’esprit. ■
[1] Dialogue entre George Steiner et Pierre Boutang, sur le mythe d’Antigone (1987). Diffusé par l’INA et disponible en ligne.
est aussi auteur sur Causeur, Atlantico, etc.
« les lois de protection mémorielle Plénel (1972, de lutte contre le racisme) » : lapsus amusant : la loi est de ené Pleven… mais on l’imaginerait volonyiers encore renforcée par Edwy Plenel !
Zemmour n’a pas encore découvert Boutang mais déjà se réfère à nos maitres Maurras, Bainville et Daudet
La réponse de l' »establishement » est toujours la même d’abord le silence et si cela ne marche pas, la censure attention en désespoir de cause la République ne reculera pas devant le crime