Par Christophe Boutin
Cette recension particulièrement intéressante du dernier livre de Michel MICHEL – dont JSF a souvent traité – a été publiée avant-hier, 19 octobre, sur FigaroVox. Nous ne la commenterons pas. Michel MICHEL le fera lui-même mieux que nous, s’il y a lieu. Et nos lecteurs en auront connaissance.
LECTURE – En recherchant incessamment le progrès, la modernité dévalorise le passé, estime le sociologue Michel Michel. Contre cet écueil, il n’oppose pas la nostalgie, mais Le recours à la tradition, titre de son dernier livre. L’universitaire Christophe Boutin en dresse ici une analyse.
« Le fait religieux n’est pas, comme on le croyait au siècle dernier et au début du XXe siècle, une étape dans l’histoire de l’humanité, mais une dimension irréductible qui perdure même dans le cadre apparemment désacralisé des sociétés modernes.» Michel Michel
C’est dans la collection Théôria que dirige Pierre-Marie Sigaud, aux côtés d’ouvrages de Jean Hani, Jean Borella ou Frithjof Schuon, que Michel Michel vient de faire paraître un ouvrage qui évoque la place nécessaire de la Tradition – avec une majuscule – dans notre monde moderne. Sociologue, l’auteur s’est en effet intéressé depuis toujours à cette famille intellectuelle particulière, celle dite de la «pensée de la Tradition», dont l’un des principaux auteurs aura été le Français René Guénon, aux côtés de Schuon, Coomaraswamy ou Evola, et selon laquelle, pour faire court, existerait dans l’histoire spirituelle de l’humanité une Tradition primordiale d’où découleraient des traditions spirituelles particulières.
L’auteur découvre au cours de ses années d’études René Guénon ou Joseph de Maistre, fréquentations intellectuelles qui le conduiront à choisir d’être «un sociologue de terrain» et non un énième idéologue, au moment où l’Université se politise plus encore à gauche. Et s’il évoque «à la fin des années 70, la prompte débâcle de l’utopie gauchiste», sans doute convient-il de relativiser cette dernière, car si le mouvement de mai 68 s’est effectivement rapidement éteint politiquement, il n’en a pas moins conduit à la victoire culturelle de nombre de ses thématiques – et à la captation du pouvoir intellectuel par ses membres.
«À mes yeux, écrit l’auteur, le monde moderne n’a pas engendré une culture parmi d’autres, mais une exception anthropologique». Michel Michel pose en effet la question de la dimension religieuse de l’homme – et, ce faisant, de la manière dont il serait possible de l’étudier, qu’il s’agisse de le faire autour des référents de l’ethnologie ou de ceux de l’anthropologie.
Or il constate cette pratique qu’ont nos sociétés modernes, tout entières tournées vers un progrès déifié, de dévaloriser le passé pour mieux imposer leur doxa. Inventant de fort utiles «légendes noires» répétées ensuite à satiété, présentant systématiquement le monde ancien comme celui de l’obscurantisme le plus sinistre et le plus sectaire, elles imposent notamment cette idée que les faits magiques et/ou religieux n’étaient en fait que des formes primaires de pseudo-compréhension du monde, avant que l’avènement du rationalisme moderne nous fasse passer des ténèbres aux Lumières.
Évoquant les recherches, notamment, de Georges Dumézil, Carl Gustav Jung, Mircea Eliade ou Roger Caillois, Michel Michel se refuse pour sa part à accepter cet évolutionnisme simpliste pour affirmer, au contraire, que «le fait religieux n’est pas, comme on le croyait au siècle dernier et au début du XXe siècle, une étape dans l’histoire de l’humanité, mais une dimension irréductible qui perdure même dans le cadre apparemment désacralisé des sociétés modernes».
La preuve de cette attente fondamentale de l’homme serait d’ailleurs l’apparition de cette fausse religiosité se retrouvant dans ce que l’on nommera les religions séculières, dans la manière dont les totalitarismes du XXe siècle joueront sur les mythes religieux, et, plus encore, dans l’avènement de cette «religion prométhéenne» qui semble à notre auteur être l’idéologie dominante de notre temps.
Une religion prométhéenne qui serait, en fait, la subversion par excellence, renversant l’ordre même du monde : alors, rappelle-t-il, que «toutes les cultures humaines ont reconnu la supériorité et l’autorité de principes transcendants», la culture occidentale post-révolutionnaire qui prétend devenir la «culture monde» affirme, elle, «l’absolue autonomie de la volonté humaine et nie la légitimité de toute loi dont les fondements ne seraient pas contractuels».
Inversions donc : «Le progressisme prend la tour de Babel pour la Jérusalem céleste», écrit encore Michel Michel, attaché à retrouver le sens des symboles et des mythes. Il évoque ainsi ce rêve moderne de l’unité, celui, finalement, de notre «mondialisation heureuse», qui repose selon lui sur trois éléments clefs : délocalisation d’abord, et ce dans tous les sens du terme, des usines comme des hommes coupés de leurs appartenances ; dématérialisation ensuite, ou désincarnation ; unification globale du monde enfin, par arasement de toutes les identités. Mais cette unité niveleuse et destructrice de la beauté du monde relèverait d’une hubris contre laquelle, rappelle-t-il, un certain nombre de mythes, qu’il s’agisse de la chute du jardin d’Éden ou de l’échec de la tour de Babel, avaient pourtant mis en garde l’humanité. «La confusion totalitaire – écrit-il – tente en vain de trouver l’unité par l’homogénéisation du monde, elle vise à l’égalité, l’indistinction par l’atomisation universaliste, le “libre marché” ou tout équivaut à tout devient le paradigme de toutes relations entre les hommes».
Ce «Progrès» a-t-il «du plomb dans l’aile», comme l’écrit notre auteur ? Il semble parfois un peu confiant. Certes, il évoque la critique nouvelle d’une Science qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, «apparaissait comme une sorte de grand mouvement prométhéen, parti à la conquête de la connaissance totale, la preuve du pouvoir illimité de la raison humaine, dès lors qu’elle se libérait des obscurantismes métaphysique et religieux». De fait, en dehors du retour du religieux, on peut noter le foisonnement actuel des sectes, des psychologies diverses, de l’occultisme, le goût du fantastique, et jusqu’aux fameuses théories du complot, autant d’éléments qui prouvent que l’esprit humain se satisfait peu du seul rationalisme dogmatique et cherche d’autres raisons de croire.
Mais ces travestissements d’une véritable relation au spirituel ont été justement dénoncés par Guénon, et force est de constater que le Système en place entend bien toujours se poser comme le seul avenir possible et imposer pour cela son pseudo-ordre destructeur –la situation actuelle, où le pouvoir politique appuie sur la Science sa prétention à régenter jusqu’au plus intime de l’humain, détruisant une après l’autre les libertés, en étant une preuve.
La première manière de lutter contre ce monde moderne serait la transmission d’une histoire et d’une culture qui nous font connaître «les hommes d’avant, les hommes d’ailleurs et l’homme de toujours […], ce qui permet de relativiser les croyances naïves des hommes d’aujourd’hui», écrit notre auteur. Dans ce cadre, il convient aussi de redonner toute leur place aux mythes, retrouvant, comme le fit Eliade, leur sens universel. Et Michel Michel évoque encore la place que doit tenir l’art, et notamment l’art sacré, dans cette nécessaire reconstruction du lien entre l’homme et la transcendance.
Mais face à ce monde moderne empli «d’idées chrétiennes devenues folles», selon le mot célèbre de Chesterton, l’auteur se pose aussi la question de ce que pourrait apporter à l’Église catholique la pensée de la Tradition. Car Michel Michel écarte l’approche que font certains traditionalistes «guénoniens» pour lesquels le christianisme ne serait jamais qu’une forme parmi d’autres d’expression de la Tradition primordiale. Pas de relativisme ici pour un auteur s’affirmant profondément chrétien et souhaitant voir l’Église retrouver son cadre traditionnel. Or il ne lui semble pas qu’il y ait d’opposition entre la pensée de la Tradition et le christianisme, selon lui, par exemple, parce que la Tradition suppose «la transmission d’une influence surnaturelle, d’une influence spirituelle, que les chrétiens appellent la Grâce», ou parce que le christianisme retrouve et maintient « des formes religieuses découlant de la tradition immémoriale de la prêtrise. »
Le problème serait que l’Église actuelle ne se place plus dans cette logique de transmission. Pour Michel Michel, «dans la première moitié du XXe siècle, l’Église de France a été institutionnellement vaincue dans la guerre de la laïcité et confinée au domaine “privé”».
Cette défaite est-elle définitive ? Sans doute pas, car, alors que, selon notre auteur, nombre de structures officielles «contrôlées par l’appareil ecclésiastique apparaissent comme plus vermoulues», il conviendrait de relever la puissante énergie spirituelle toujours présente dans certains secteurs de l’Église catholique. Mouvements de jeunesse, communautés charismatiques ou traditionalistes, retour en force du pèlerinage de Compostelle, autant d’éléments qui prouveraient la vitalité du catholicisme, mais conduisent notre auteur à cette conclusion : «Tout se passe comme si la vitalité des institutions religieuses était en relation proportionnelle avec leur capacité à contester les modèles dominants du monde et les “valeurs” de la modernité». Est-ce nouveau ? Michel Michel rappelle, prenant le cas de l’Église catholique, que sont régulièrement apparus des mouvements de «régénération» qui, soit secouaient un certain assoupissement, soit revenaient à la source pour éviter des dérives hérétiques. Et l’on relèvera que le même type de phénomène a existé dans la plupart des grandes religions.
Or, sur ce plan de la restauration du lien avec le spirituel, la forme n’est jamais neutre, et Michel Michel ne cache pas son «souci de voir l’Église abandonner la pastorale catastrophique qu’elle a adoptée depuis plus de deux générations». Il lui semble en effet indispensable qu’elle le fasse parce qu’«en deçà de la “disputatio” des théologiens, c’est la pastorale adoptée – liturgies, prêches, retraites, pratique des sacrements, cantiques, etc. – qui modèle la foi du peuple de Dieu».
Ce n’est donc pas un hasard pour notre auteur, qui cite ici les travaux de Guillaume Cuchet, si le grand décrochage de l’Église catholique en termes de fréquentation des fidèles a eu lieu après le concile de Vatican II et ses conséquences en termes de pastorale. Et l’on pense ici bien sûr à La fin d’un monde, le dernier ouvrage publié par Patrick Buisson, dans lequel ce dernier étudie justement cet éloignement, ou à l’image de ce prêtre canadien désemparé que met en scène Denys Arcand dans Les invasions barbares.
On comprend alors que semble nécessaire pour notre auteur, dans l’hypothèse où l’Église choisirait de définir une nouvelle pastorale pour se détacher du modernisme auquel elle aurait décidément donné trop de place, qu’elle s’appuie, en partie au moins, «sur les écoles de pensées qui ont su résister à l’hégémonie de l’idéologie moderne», dont la pensée de la Tradition. Une Église qui écarterait alors le risque de l’angélisme, car pour Michel Michel sa dérive actuelle «ne consiste pas d’abord dans la négation du spirituel, mais dans une sorte d’angélisme» qui conduit à oublier le combat nécessaire pour proclamer et défendre ses valeurs. «La chrétienté a réussi à transformer des soudards en chevaliers», écrit encore celui qui souhaite voir naître une nouvelle chevalerie, car pour lui la Tradition n’est pas seulement un concept intellectuel, mais doit être vécue.
Pour Michel Michel, la Tradition, qu’il vit dans le christianisme, est en fait «l’éternel présent de l’homme», ou, comme le rappelle la règle de saint Vincent de Lérins, qu’il cite, «ce qui a été cru toujours, partout et par tous». C’est contre cette Tradition que le progressisme, aujourd’hui au travers de son déconstructionnisme généralisé, mène une lutte sans répit, une lutte qui n’a pas épargné l’Église. Ce livre propose une voie de reconstruction par un retour à une Tradition vécue. ■
Michel Michel, Le recours à la tradition – La modernité : des idées chrétiennes devenues folles, Paris, 2021 L’Harmattan
Christophe Boutin, agrégé de droit public, est professeur à l’université de Caen-Normandie où il enseigne le droit constitutionnel et l’histoire des idées politiques. Il a récemment codirigé avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois le Dictionnaire du conservatisme et le Dictionnaire des populismes (éditions du Cerf).