Le texte que nous publions ci-dessous est une préface d’André Malraux à l’ouvrage de Maurras, Mademoiselle Monck, dans son édition de 1922. Malraux y trace un portrait puissant de Charles Maurras et met en lumière ce mélange de magistère intellectuel et d’autorité dans l’ordre esthétique et moral qu’il exerce à son époque.
Malraux ne dit rien de l’ouvrage lui-même.
Aujourd’hui où la République en soi-même a perdu presque tout de sa crédibilité et ne bénéficie plus des « puissances de sentiment » qui jadis la protégeaient de ses opposants, et où est de nouveau ressentie la nécessité urgente de reconstruire l’autorité du Pouvoir, le cas échéant sous la forme monarchique par laquelle la France s’est fondée, un des obstacles les plus forts pour qu’il soit cru à la possibilité d’un tel changement réside dans le simple fait qu’on ne voit pas comment s’y prendre. Maurras – qui, soit dit en passant n’a jamais prôné ni cru à la prise de pouvoir par la rue – répond dans son livre à cette question en forgeant le mythe de Mademoiselle Monck*, personnage de fiction composé de deux personnes ayant existé : le général anglais Monck qui décida le rétablissement de la monarchie pour succéder à l’éphémère république de Cromwell et Aimée de Coigny, qui aurait converti Talleyrand à l’idée que la restauration des Bourbons était la meilleure des solutions pour la France après l’abdication de Napoléon, vaincu en 1814. Ce fut, sans que le sang ait coulé, la Restauration de 1814. Monck et Aimée de Coigny avaient chacun réalisé ce que Maurras voulait accomplir pour son temps. Et nous pour le nôtre !
Il n’y a pas eu, entre Malraux et Maurras, le dialogue qui sans-doute eût été possible. Aujourd’hui, il demeure néanmoins intéressant, de lire ce texte de jeunesse. Il suffit de relire le discours de Malraux, salle Pleyel, de 1948 (« Appel aux intellectuels », postface des Conquérants) pour supposer qu’il lui était resté quelques traces profondes de sa fréquentation de la pensée maurrassienne, un quart de siècle plus tôt.
Préface d’André Malraux
C’est bien mal comprendre Charles Maurras que de voir en lui un artiste obligé à des travaux de journaliste ; le considérer comme le chef du parti d’Action française se délassant à écrire Anthinéa, c’est le diminuer. (Photo : Malraux à Phnom Penh , 1923)
Né en 1868 il a aujourd’hui 55 ans ; et pas une contradiction profonde n’apparaît dans sa vie publique. Aller de l’anarchie intellectuelle à l’Action française, ce n’est pas se contredire, mais construire. S’il eût aimé vivre en Grèce, c’est que les philosophes y avaient accoutumé de mettre en harmonie leur vie et leur philosophie ; mais je l’imagine surtout au Moyen Âge, prêtre fervent, confesseur de grands, architecte de cathédrales et organisateur de croisades.
On a dit : pour lui, toute pensée se convertit en action. Cela est un peu injurieux, et d’ailleurs inexact. Il serait plus juste de dire que son système est formé de théories dont la force que représente leur application fait une partie de la valeur. Son œuvre est une suite de constructions destinées à créer ou à maintenir une harmonie. Il prise par dessus tout et fait admirer l’ordre, parce que tout ordre représente de la beauté et de la force. De là son amour pour la Grèce, qu’il n’a pas découverte, mais choisie. Que sa naissance l’ait incité à ce choix, c’est vraisemblable ; mais elle ne l’y déterminait point, et il y a plus de mérite à bien choisir lorsque le choix est facile que lorsqu’il est malaisé. Choisir comme le feraient des esprits simples semble vulgaire ; et rien ne peut, plus que le désir de n’avoir rien de commun avec des esprits simples, inciter à l’erreur un esprit supérieur.
Parler de Comte comme l’a fait Maurras; proposer la soumission de l’individu à une collectivité particulière, n’était point facile ; la séduction des différentes anarchies qu’il combat aujourd’hui est profonde et le rôle de directeur pénible souvent et parfois douloureux. Car les hommes ne se résignent point aisément à lutter contre eux-mêmes ; et le prix qu’ils donnent à tout ce qu’ils doivent supprimer en eux est si grand qu’ils s’y attachent volontiers plus qu’à ce qui constitue leur valeur réelle.
La raison est peu puissante contre la sensibilité ; c’est seulement grâce à l’aide d’un sentiment qu’elle peut en modifier d’autres. Cette aide, Charles Maurras l’a trouvée dans l’amour de la France. Si sa doctrine ne pouvait exister sans une grande admiration de la France, et surtout sans une préférence pour tout ce qui fut créé par le génie français, c’est que cette admiration était dès l’origine, dans l’ordre esthétique, si profonde en lui qu’il n’eût pu établir un système qui ne reposât point sur elle. Il n’a passionnément aimé, en Grèce et en Italie, que ce qui devait déterminer le mode du génie français.
Mais la satisfaction complète de ses désirs, il ne devait la trouver que des jardins de Versailles à ces paysages des bouches du Rhône somptueux et tragiques comme des cadavres de rois.
Qu’importe, pour son œuvre et pour lui, ce qu’il a voulu supprimer ! Charles Maurras est une des plus grandes forces intellectuelles d’aujourd’hui. ■
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Dernière publication le 23.11.2022