Par Pierre de Meuse.
C’est à l’âge de 68 ans que le penseur savoyard de la Contre-révolution a fini ses jours ; il venait de recevoir le grade de Président de la Chancellerie du Piémont et de ministre d’État du Royaume de Sardaigne, ainsi qu’un siège titulaire à l’Académie de Turin.
Son influence au XIX° siècle est importante dans toute l’Europe et dépasse d’ailleurs largement la mouvance contre-révolutionnaire. Il était en effet, en bon guelfe, à la pointe de l’ultramontanisme, sans pour autant jamais cesser d’être franc-maçon, et fit l’éloge de l’effort de guerre de la Convention alors qu’il était un ennemi irréductible de la révolution qu’il définissait comme « la pure impureté ». De fait, tout lecteur, même aujourd’hui, ne peut qu’être conquis par le style littéraire de cet écrivain, qui parle de sujets sévères et profonds sans jamais susciter l’ennui, accumulant les comparaisons frappantes et les paradoxes, utilisant les faits historiques avec brio. Surtout, sans jamais se départir d’une audace intellectuelle qui lui joua des mauvais tours. Ainsi il fut expulsé de Russie, où il était ambassadeur de son roi, pour avoir déplu au Tsar Alexandre, et se paya le luxe de mécontenter Louis XVIII qui lui avait accordé une audience remarquée. Pourtant beaucoup de bons esprits, notamment à l’Action Française, gardent une attitude réservée à l’égard de cet esprit étincelant. Ainsi, Maurras n’hésitait pas à le qualifier de « farceur » dans sa correspondance avec l’Abbé Penon. Et le regretté Georges-Paul Wagner déclara un jour dans un de ses derniers discours qu’« il n’avait jamais pu se libérer complètement des nuées maçonniques. » Il est vrai que les disciples des Grecs, épris de mesure et d’équilibre, ne peuvent qu’être agacés par cette pensée corrosive et provocatrice, qui accumule les formules agressives et imagées : « le bourreau, pierre angulaire des sociétés » ; « le sacrifice des bons, nécessaire au salut des méchants » ; sur la guerre, « divine par nature » : « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort » (Soirées, II° entretien).
En fin de compte, si l’on fait le compte des profits et des pertes, Maistre est-il un contre-révolutionnaire efficace ? Globalement oui. Il a apporté à ce courant de pensée un caractère incontournable, avec son éclectisme et sa profondeur. Pourtant, il y a chez lui un côté négatif, vu de notre côté évidemment. C’est la dépréciation de la volonté, conséquence directe de son providentialisme. Dès ses Réflexions sur la France (1796), il considère l’action contre-révolutionnaire comme improductive, et même néfaste. Pendant tout le XIX° siècle, l’effet de ce principe d’inaction va en grande partie stériliser les dévouements et les projets. Les partisans de la tradition attendront la métanoia , la conversion du monde qui permettra le retour à la société du Bien. Oui, ils attendront ; certains attendent toujours. On comprend les réserves du Martégal sur ce programme.
Déjà, un de ses disciples, l’espagnol Donoso Cortès, déplorait que Dieu ait abandonné les hommes. Cette attitude se résume dans cet aphorisme, presque toujours mal compris : « La Contre-révolution n’est pas la révolution en sens contraire, mais le contraire de la révolution. » En fait, dans cette maxime, Maistre prophétise ce qui s’est effectivement produit en 1814 . Sauf qu’après la première Restauration, il y a les Cent-jours, qui brisent l’élan de la reconstruction de la société et de l’Etat. L’apocatastase n’a été qu’une illusion. Le Savoyard n’a pas vécu assez longtemps pour accommoder à cette réalité. Il n’a connu ni le triomphe du consalvisme, ni le changement de branche dynastique dans le Royaume de Sardaigne. Il est mort trop tôt. ■
Le providentialisme n’est pas forcément lié à l’inaction si l’on comprend que la réaction des contrerévolutionnaires fait elle aussi partie du plan de Dieu.
La victoire apparente du mal n’est qu’une épreuve et savoir que la Résurrection est au bout du Calvaire, rend plus fort. Le combat devient alors inconditionnel…
Le providentialisme est la meilleure arme de defense dans les temps de revers et n’empêche pas l’offensive…
Pour surabonder sur ce que précise Michel Michel et, donc, pour en rajouter un tant soit peu, je veux revenir sur le présupposé que le considéré «aphorisme» (qui n’en est formellement pas un) est «presque toujours mal compris». Pour le dire lapidairement, disons que les envisagés «réactionnaires» – actifs, effectivement, ou activistes cérébralement – se sont trop aisément déclarés «révolutionnaires», fondant ainsi une seconde révolution – après la première de 1789-1917 – : la révolution des fascismes, qui sont des tentatives d’expressions extrêmes de «l’esprit démocratique», pimenté d’hégélianisme («le peuple ne sait pas ce qu’il veut») et de tocquevilisme (se garder d’une dictature de la majorité) ; comme quoi, pour re-citer le propos de Maistre et, surtout, sans en oublier la prémice fondamentale (ici, en capitales) : «LA RESTAURATION DE LA MONARCHIE, que l’on appelle contre-révolution, ne sera pas une révolution contraire mais […]». Alors, question majeure, qu’est donc ce «contraire de la révolution» ? Je m’étais souvent plu à dire que cela consistait, essentiellement, à remettre les têtes décollées sur les épaules… Comme quoi, «le contraire de la révolution» ne pourrait finalement se concevoir qu’à la lumière du SYMBOLE géométrique, selon lequel on envisagerait une «contre-révolution» en tant qu’elle agirait comme un retournement – un «renversement de toutes les valeurs», comme disait le bouleversant Friedrich Nietzsche, parlant de celles infusées dans la moralite aiguë qui dégénéra le génie chrétien en obligations sanitaires. C’est ce SYMBOLE, en sa qualité d’opération géométrique intellectuelle, que d’aucuns conçoivent en qualité de «providentialisme». Et Michel Michel a mille fois raison de préciser que, outre qu’il constitue la meilleure ARME de défense, dans les revers dont il nous arrive assurément de désespérer, il n’empêche assurément pas l’offensive et, par conséquent, permet de renouer avec la vertu d’Espérance.
La maxime de Maistre ne tient nullement à une quelconque «déploration» de ce que Dieu aurait abandonné les hommes mais, tout au «CONTRAIRE», à l’exaltation d’hommes qui n’auront pas abandonné Dieu.
Moralité, livrons-nous à la Guerre sainte, qui comprend la «petite», contre les exécutants des œuvres vilaines, et la GRANDE, contre «l’abominable moi» (O.-V. Milocz) qui nous tente tant.
Aussi, selon le beau chant chouan :
«Allons les gars, pour notre terre,
Tels nos aïeux pour notre Foi.
Reprenons le vieux cri de guerre :
Vive Dieu, la France et le Roi.»
Joli David !
Merci Michel. Du coup, tu me permets d’en «remettre une couche». Ce que l’on a pu savoir dire ne peut avoir été «joli» que dans la mesure où cela reposait sur quelque chose d’élevé ; or, la phrase de Joseph de Maistre témoigne d’une conception SUBLIME et atteste d’une intelligence incomparablement subtile. Il y a de ces propos à «devenir vache», qui imposent de «ruminer» (selon la délicieuse allégorie de Nietzsche). Pour ma part, je remâche souvent ceux-là de Maistre et, à chaque bouchée, ils m’apparaissent davantage «providentialisés». Comme quoi il y a une espèce de «sainteté» intellectuelle ; ce dont relève Joseph de Maistre. La France, marquée au fer par Descartes, Robespierre (et pis que pendre encore), n’a pas su franchir le cap de l’Éveil offert par Maistre ; ce sont les romantiques allemands qui ont tiré de sa pensée et de son verbe les substrats antérieurs, jusqu’à savoir fournir aux «frères humains» de ces plus belles inspirations «poétiques et religieuses» (pour paraphraser les belles épithètes des pièces piano de Franz Liszt), inspirations auxquelles l’immense Alfred de Vigny et Charles Baudelaire sont restés fidèles, en leur qualité d’héritiers inspirés de Joseph de Maistre et comme souche de cette «intelligence française», revigorée par la douceur de Villiers de L’Isle-Adam, la fureur de Léon Bloy… … et l’inouïe pertinence, enfin, de René Guénon.
L’actualité de Joseph de Maistre fait chaud au cœur devant la totale vacuité qu’on nous inflige . jusqu’à plus soif. Merci Michel Michel de nous le rappeler. Merci David de prendre le mors au dents.
Bien sûr, Michel, le fait de croire en la Providence, en soi, ne conduit pas nécessairement au refus de l’action. La fable du « chartier embourbé », de La Fontaine nous fournit d’ailleurs la maxime « Aide toi, le ciel t’aidera ». Cependant telle n’était pas l’opinion de Joseph de Maistre, du moins en ce qui concerne la révolution. Dans les « Considérations sur la France », il estime, à la différence de Bonald ou Montlosier, que l’action contre-révolutionnaire est inutile et même néfaste. Pourquoi ? Parce qu’il considère, à la suite de Claude de Saint Martin, que l’ère révolutionnaire est décidée par Dieu, et que les hommes n’y peuvent rien. En somme, il croit déchiffrer les desseins de Dieu. Voilà pourquoi l’influence du savoyard n’a pas eu que des bons effets. Et ses disciples Blanc de Saint Bonnet et Donoso Cortès partageront son avis. La croyance en la Providence peut donc avoir des effets négatifs, comme d’ailleurs certaines réflexions sur la toute-puissance de Dieu, ou même, chez Berdiaev ou Barthelet la confusion entre le traditionalisme et « l’attente du Salut éternel ». À rapprocher de la recommandation d’Ignace de Loyola d’éviter les commentaires sur la prédestination, la Foi en un Dieu qui connaît le passé, le présent et l’avenir, qui risquent de « conduire les âmes à l’indolence. »