PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de ce samedi 13 novembre. Nous ne voyons pas grand chose a y ajouter si ce n’est pour constater sa qualité. Finkielkraut est à l’évidence un antimoderne et nous avons toujours cru que quoiqu’il s’en défende Mathieu Bock-Côté l’est aussi. Boutang voyait une sorte d’équivalence entre « moderne » et « affronté au monde moderne ». Nous aussi.
De passage sur le plateau de Laurence Ferrari, Alain Finkielkraut confessait son malaise devant ce qu’il faut bien appeler le retour de la littérature édifiante. À quoi sert la littérature ?, demande l’époque, avant de répondre qu’elle doit lutter contre le racisme, le sexisme, les préjugés, les stéréotypes, les discriminations et le réchauffement climatique. Les livres pieux au service de l’idéologie dominante se multiplient. On pourrait aussi parler de livres au service du réalisme diversitaire, comme autrefois, on en trouvait au service du réalisme socialiste.
Et tel est le propos du philosophe dans son ouvrage L’Après-littérature. Car la littérature, nous dit Finkielkraut, a une tout autre fonction : explorer le monde en refusant de céder à l’esprit de généralisation. Elle doit explorer la condition humaine un visage à la fois, en se rappelant que chaque situation porte en elle-même une vérité complexe et contradictoire, qui ne se laissera jamais encapsuler dans un seul discours. Là où tout semble absolument certain, définitif, tranché, la littérature trouve toujours une zone d’ombre, une part d’inexplicable où la psychologie se dérobe à la sociologie, où l’existentiel ne se laisse pas expliquer par une courbe statistique. Elle parie sur les chatoiements de l’âme humaine.
Ne pas se taire
Méthode d’approche du singulier, la littérature rejoint le droit. Les deux sont malmenés par l’époque, d’ailleurs. La foule lyncheuse s’est reconstituée sur les réseaux sociaux et traque les déviants et les défiants. Lorsque éclate une « polémique », il est impérieux de ne pas se taire. Tous doivent participer à l’exécution du pestiféré du moment, souvent transformé en dissident malgré lui, pour avoir osé quelques nuances ou simplement, pour s’être fait discret alors que chacun devait y aller de sa propre parole venimeuse dans une séance médiatique qui n’est pas sans faire penser aux deux minutes de la haine autrefois théorisées par George Orwell dans 1984.
Car c’est un nouvel ordre moral qui se met en place. Le relativisme n’aura duré qu’un temps. Le temps, en fait, de fracturer l’ancien, de dissoudre les anciennes certitudes, les anciens repères aussi. Le nouveau fanatisme réactive les caractéristiques fondamentales de la pensée totalitaire : un système d’explication unique de l’existence, divisant le monde entre l’avant-garde lumineuse des temps nouveaux et le bois mort de l’humanité. On connaît cette nouvelle bipartition: d’un côté, l’homme blanc hétérosexuel, bouc émissaire conspué de notre temps qui doit s’excuser d’exister, de l’autre, ses victimes, que l’on nomme les minorités.
La critique littéraire elle-même accueille les œuvres en fonction de leur adhésion ou non à l’idéologie officielle. Elle se montre méfiante, et même hostile, envers les écrivains de génie comme Milan Kundera et Philip Roth qui n’adhèrent pas à ce programme. On leur reproche notamment d’avoir pensé le désir entre les sexes dans sa complexité, en ne le réduisant pas à de purs rapports de domination. Finkielkraut refuse de parler d’un nouveau puritanisme. Mais peut-être pourrions-nous néanmoins parler d’un puritanisme progressiste, qui pousse à l’abolition du désir en voulant le soumettre aux exigences de la transparence la plus absolue, celle qui triomphera dans un monde vide et absolument contractualisé.
Les déconstructeurs
Des esprits sans créativité intellectuelle font carrière à l’université en déconstruisant des œuvres qui étaient jusqu’alors considérées comme des chefs-d’œuvre. Mais l’époque ne veut plus admirer l’admirable. Elle veut l’humilier, le dépecer, le traîner dans la boue. À la beauté, elle préfère l’obéissance à ses dogmes. D’un colloque à l’autre, les déconstructeurs s’amusent à saccager les œuvres, à les rendre même détestables, comme si l’authentique littérature n’était pas digne de ce geste de piété élémentaire qui consiste à s’y plonger en sachant qu’une part du monde inattendue s’y dévoilera. Les esprits médiocres s’emparent de la pensée, exercent un contrôle idéologique détestable, et n’hésitent pas à briser ou à empêcher la carrière de ceux qui n’embrassent pas ce qu’ils appellent leur programme de recherche.
Avec ce livre, Finkielkraut tient plus que jamais son pari aronien, bien qu’il ne le dise pas dans ces termes : penser l’histoire qui se fait, penser l’événement. Il décrit l’avènement d’un monde où le visage de l’homme s’efface dans la généralité d’une humanité désincarnée, déconstruite et reprogrammée. Il décrit un monde policier et glacial qui n’est pas sans faire penser aux exploits sinistres du dernier siècle, au temps des commissaires politiques. Cette époque est la nôtre, mais nous faisons tout pour ne pas le savoir. Finkielkraut, courageusement, s’entête à nous mettre en garde, et son livre, hors norme, pourrait bien être lu un jour comme un samizdat. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
Sélection photos © JSF
C’est bien , mais quelle proportion de la population lit encore ? Du reste ; il n’est jusqu’au Figaro magasine (treize novembre ?) lequel n’est acheté par certains que pour les mots croisés !
Par contre , pour ceux qui lisent de la littérature actuelle, fût – ce dans le registre des essais , il y a le poison , mais aussi le contre-poison ; comme de règle .
C’est donc un motif d’espoir de voir fleurir des antimodernes qui résisteront au temps , grâce à leur qualité .
Il faut ainsi gager que ces antimodernes apparaîtront comme les écrivains du XXI e . Un vingt et unième siècle antimoderne !
Magnifiquement analysé…..nous entrons dans l’ère du désespoir ?
Je ne me sens pas suffisamment « éclairé » pour avoir une opinion tranchée ou bâter une analyse pertinente sur le sujet. Ce que je vois, ce que je crois, ce que je constate en revanche est que notre pays (mais sans doute bien d’autres) est en voie de « déculturation » (avec toutes ses conséquences néfastes) . Envahis d’une part par les fake-news, les (la est insuffisant) théorie(s) du complet(s), les solutions toutes faites, le caravansérail de pseud-spécialistes qui ont des avis sur tout, tout cela crée un maelström indigeste qui a abêtie les citoyens de ce pays. Oui, on ne lit les « auteurs » , on se vautre dans les ouvrages des pseudo-écrivains. Il y avait la pensée (ou l’écriture) de Balzac, de Zola, de Bazin, de Genevoix, de Gracq, de Victor Hugo… J’en passe et des meilleurs. La littérature quoi, tout simplement qui façonnait les âmes et les esprits. Maintenant ce sont les séries mortifères à la télévision qui structurent les cerveaux de notre jeunesse, les jeux-vidéo d’une violence ahurissante. Drôle de société; En effet !
Bonjour,
Question annexe à laquelle quelqu’un voudra bien éclairer ma lanterne qui n’est plus magique :
Je reconnais bien l’objet de la photo jointe à ce texte (sous le titre) mais n’en retrouve pas l’origine ni le nom. C’est une très belle oeuvre.
Merci.
Il s’agit d’une image reprise d’un tableau situé dans l’élise San Pedro, à Cisneros, province de Palencia (Espagne).
Elle sert d’illustration au livre Fins mortelles de la littérature », « La Vie derrière soi, L’Après littérature » d’Antoine Compagnon & Alain Finkielkraut.
Cordialement. JSF
Tout cette diatribe est bien issue d’une vision phantasmée de la réalité intellectuelle. Il y a profusion éditoriale, documentaire etc….Nous ne sommes pas chez Staline….je ne sais pas ce que sont ces commissaires de police lorsqu’on contredira Finkielkraut par un grand maitre et spécialiste de la littérature, Antoine Compagnon, lequel dira a notre cher Finkielkraut que son expérience est toute autre ( voir dans le Web la rencontre A. Fink avec Compagnon sur leurs essais respectifs) on travaille encore les textes sans brouillard idéologique. La passion littéraire existe encore. MBC se croit en Ex-URSS alors qu’il s’exprime partout en TOUTE LIBERTÉ dans ses livres, au Figaro ( merci de nous permettre d’y accéder gratuitement car pas abonné a ce media) , CNews, Europe 1, ses conferences, Le Journal de Montreal, la Radio québécoise Qub etc…on ne peut pas dire qu’il risque de se retrouver dans un goulag wokiste en France. Restons lucide et objectif pour faire de bonnes analyses rigoureuses digne d’un véritable intellectuel que fut jadis Alain Finkielkraut. Merci.
Merci pour les explications concernant l’œuvre photographiée illustrant votre article.
Pour le reste , on peut toujours « discuter es goûts et des couleurs »!
On pourrait peut être répondre aux angoissantes questions posées avec lucidité par Mathieu Bock-côté , la déconstruction et l’effacement du visage de l’homme ! ( On déboulonne bien! ) Tout cela a été initié et amplifié par la vague actuelle sans réaction suffisante, au contraire, une douce lâcheté. Du temps de l’URSS même les zeks gardaient un semblant de visage avant de disparaître dans le goulag . Actuellement on nous supprime pas à pas toute possibilité d’incarnation, notre avenir est bien de disparaitre en tant que visage humain, comme si nous n’avions réellement jamais existé, dû ou pu exister; la seule voie qui nous reste, une fois euthanasié , au nom de la planète, c’est qu’on récupère nos cendres pour un arbre de la réconciliation comme ils l’ont fait en Ontario avec l’album Tintin en Amérique. Réagissons. .