Par Pierre Builly.
En guerre de Stéphane Brizé (2018).
« Tout le monde a ses raisons ».
On est presque à la fin du film. Les ouvriers d’une usine de sous-traitance automobile d’Agen, qui va fermer pour manque de rentabilité en laissant 1100 personnes sur le carreau sont parvenus, après plusieurs mois de grève et d’actions quelquefois violentes, à arracher la réunion de la dernière chance.
Le chef de file des grévistes, Laurent Amodéo (Vincent Lindon) ne supporte bientôt plus le discours policé et hermétique de ses interlocuteurs du patronat et apostrophe directement le PDG allemand (Martin Hauser) de la multinationale en parlant de la vie des ouvriers et des familles qui va être détruite par la fermeture de l’usine. Et le grand patron de lui opposer la loi internationale du Marché et de lui dire, substantiellement, Je vis dans un monde où cette loi s’applique. C’est dans ce sens que je titre ce message Tout le monde a ses raisons, une des phrases favorites de Jean Renoir.
Tout est dit : deux logiques absolument inconciliables, deux logiques qui ne peuvent ni s’entendre, ni même se comprendre. Dès le début ces logiques sont en place et suivent un chemin parallèle : autant dire qu’elles ne peuvent en aucun cas se rencontrer. Autant dire aussi que la logique du mur d’argent, de sa puissance dominatrice absolue ne peut que l’emporter sur celle de la survie des hommes, comme elle l’a toujours fait depuis que la fortune anonyme et vagabonde a entrepris sa ravageuse expansion (au fait, l’expression est du duc d’Orléans Philippe VIII et date de février 1899, ce qui montre s’il en était besoin, que ses réalités sont fortement ancrées).
Et comme elle le fait davantage depuis que le capitalisme financier dit anglo-saxon, bâti sur la rentabilité financière, a pris le pas sur le capitalisme dit rhénan fondé sur la puissance industrielle, qui laissait au moins demeurer un lien à peu près perceptible entre la santé d’une entreprise et le maintien des emplois. Et ce à quoi s’ajoute l’impuissance totale des Gouvernements depuis qu’ils ont entrepris de laisser le loup libre dans la bergerie libre.
La loi du marché, c’était le titre du film précédent de Stéphane Brizé, construit lui aussi sur L’horreur économique (essai de Viviane Forrester paru en 1996), c’est-à-dire sur la suppression graduelle du travail, dans les pays développés d’abord, au bénéfice des pays émergents puis sans doute dans ceux-ci également, au bénéfice de la robotique ; on peut contester ces thèses, en parlant de mutation douloureuse, mais on ne peut contester que pour Perrin industrie (l’usine du film) comme pour les pneus Continental ou la sidérurgie d’Arcelor-Mittal, on est en plein dans l’épure.
Mais La loi du marché focalisait davantage son propos sur le sort de Thierry (Vincent Lindon déjà), licencié, chômeur et à sa lutte désespérante pour retrouver emploi et dignité. En guerre embrasse directement la lutte collective et n’ouvre que très peu de portes sur les personnalités mises au premier plan : on ne saura presque rien de la vie du leader CGT Laurent Amodéo, sinon qu’il est séparé de sa femme et que sa fille attend un bébé, qu’il aura le bonheur de voir à la fin du film ; on en saura encore moins sur la vie des autres figure de la révolte, Mélanie Rover, l’adjointe d’Amodéo, dont on comprend seulement qu’elle a deux jeunes enfants et que son couple grince. Moins encore sur les autres ouvriers, les syndicalistes indépendants qui cherchent plus de conciliation, par exemple…
Ce parti-pris tout à fait assumé donne au film un aspect presque documentaire, accru encore par des insertions d’images d’émissions télévisées, mais aussi par le jeu des caméras qui bougent, se brouillent, sont bousculées, comme dans un reportage pris sur le vif et surtout par l’improvisation des dialogues et l’intervention d’acteurs non professionnels ; grande qualité, de ce point de vue, du réalisateur qui parvient, comme dans son film précédent, à mettre en scène es visages, des personnalités qui s’imposent avec une grande force à l’écran et faire entendre – y compris dans le brouhaha volontaire des disputes et des interpellations, des réunions et des prises de parole – un ton absolument véridique.
C’est, à mes yeux, moins intéressant que La loi du marché parce qu’une lutte collective, si bien relatée qu’elle peut l’être, n’a pas la même dimension humaine qu’un combat particulier (ou plutôt qu’il est sans doute impossible de lui donner la qualité émotionnelle de ce qui arrive à une famille ou à un homme seul). C’est pourtant rudement bien et absolument glaçant.
Pourtant un reproche, assez grave à mes yeux : la fin du film. Après la défaite absolue, en rase campagne et sans aucune perspective des grévistes, Laurent Amodéo va s’immoler par le feu en Allemagne devant le siège de la multinationale qui, hypocrite bonne fille, cesse les poursuites engagées contre les syndicalistes violents qui avaient malmené le PDG et propose de reprendre des négociations. Tout cela n’a pas de cohérence ni de pertinence et dramatise à l’excès, en donnant les couleurs rouge-vif du feu et du sang une réalité qui est, elle, absolument et définitivement grise. ■
DVD autour de 16 €
Retrouvez l’ensemble des chroniques hebdomadaires de Pierre Builly publiées en principe le dimanche, dans notre catégorie Patrimoine cinématographique.