Blake Smith est professeur à l’Université de Chicago aux USA. Il est spécialiste des liens culturels de la France avec l’Inde. Dans cet article paru le 19 juillet 2021 dans le Magazine Tablet, Blake Smith s’appuie sur les travaux d’un collègue de l’Université de Westminster à Londres, Itay Lotem, lui, spécialiste, entr’autres, de la France coloniale et post-coloniale. Bras dessus, bras dessous, si l’on peut dire, ils nous observent, empêtrés que nous sommes dans nos lois et revendications mémorielles diverses et, particulièrement, le flou lexical qui les alimente. Leur regard n’est pas dénué d’une impertinence de bon aloi.
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Marc Vergier a traduit, non sans difficultés, ce texte assez long.
Nous le publierons en deux parties, aujourd’hui et lundi qui vient, 22 novembre. ■
Le mensonge du Silence
Par Blake Smith
Tablet Magazine – 19 juillet 2021
Les efforts pour attraire les criminels nazis en justice inspirent aujourd’hui une nouvelle sorte de politique de la mémoire dont les erreurs et les contradictions menacent de détruire le cadre de notre vie civique.
Les intellectuels et les activistes nous ont récemment convaincus que la « mémoire » est un outil indispensable pour résister à l’oppression et bâtir des institutions politiques tolérantes, inclusives et justes. Nous sommes mis en demeure de nous « remémorer « l’Holocauste (la Shoah), l’esclavage, le colonialisme et toujours plus d’autres horreurs, et ce, non seulement quand nous réfléchissons seuls ou entre membres d’une communauté particulière, mais aussi lors de commémorations nationales régulières et par des campagnes pédagogiques permanentes. Nous avons le devoir de nous souvenir… mais dans quel but ?
Nous prenons rarement le temps de considérer l’étrange ensemble de métaphores et hypothèses implicites qui sous-tendent nos toujours plus nombreuses politiques de mémoire, non plus que les comminations variables et souvent véhémentes de nous souvenir, sans délai, de quelque injustice particulière, à l’exclusion, bien sûr, de toutes les autres injustices auxquelles nous pourrions penser cette semaine-là. Quoique nous exigions beaucoup de mémoire de nous-mêmes, nous nous souvenons avec peine des circonstances dans lesquelles cette forme de mémorialisation collective est devenue centrale dans notre vie politique et cette remémoration l’acte héroïque par lequel les forces du mal sont anéanties du simple fait que nous en reconnaissions l’existence. Nous nous persuadons de plus que le triomphe de la mémoire aura des effets concrets et positifs en politique, rehaussant le statut des victimes et de leurs descendants et rendant impossibles dans le futur de telles tragédies. Comme si le parti Nazi ou la Confédération (sudiste ; NdT) étaient des menaces transcendantes susceptibles, en l’absence de nos propitiations rituelles, de se réincarner, aussi vigoureuses qu’anachroniques. A cette supposition se mêlent de vagues mais puissantes analogies confondant les processus psychologiques individuels tels que traumatismes, deuils etc. et les rythmes ordinaires de notre vie de membres d’une cité, elle, dépourvue d’une quelconque psyché.
Itay Lotem (professeur à l’université de Westminster à Londres, NdT), l’un des meilleurs experts de ces politiques de la mémoire dans l’Occident moderne, soumet ces mythes à la question dans son excellent nouveau livre, « La mémoire du colonialisme en Grande-Bretagne et en France : les péchés de silence ». Subtil et précautioneux, Lotem expose comment des conceptions erronées de la mémoire, en tant qu’instrument politique, ont influencé les efforts des activistes en Europe de l’ouest pour « rappeler » la violence de l’esclavage et de l’impérialisme. Ce faisant, ces activistes imitèrent et concurrencèrent les commémoration publiques de l’Holocauste, suscitant les revendications d’autres groupes à leur part dans l’agenda encombré des remémorations officielles. Quoique réceptif aux aspirations anti-racistes, Lotem montre clairement l’incongruité des formes prises par leurs politiques de mémoire, lesquelles, sous leur plus récent avatar, la « wokeness « (les yeux ouverts, la prise de conscience…, NdT), sont, aujourd’hui, de part et d’autre de l’Atlantique, incontournables.
Il est probable que, lisant Lotem, beaucoup d’universitaires, ne verront pas l’ironie de son sous-titre, « Les Péchés de Silence ». Lotem, en réalité, fournit les fondements d’une critique de ces revendications omniprésentes dans les media et le monde universitaire Occidentaux selon lesquelles « nous aurions passé sous silence » les injustices relatives au racisme, à l’esclavage, au colonialisme et autres méfaits passés, et que « nous devrions en débattre » .
Lotem nous convainc que l’idée selon laquelle la discussion des méfaits de la société occidentale ait pu être « étouffée » est infondée. En vérité, l’identification et la critique de ces méfaits ont été dominants et même constitutifs de la réflexion politique occidentale. Ceux qui, sous l’apparence d’une recherche historique objective, dénoncent un « silence » sur ces injustices exposent moins une vérité oubliée ou occultée que leur volonté de provoquer une lutte partisane sur la façon d’interpréter le passé, dans le but de justifier pour le présent des politiques particulières, discutables et hautement polémiques. Loin de mettre fin à un « silence » pour « engager un débat », il tentent d’utiliser les institutions étatiques pour imposer leur propre point de vue à ceux qu’ils voudraient réduire au silence.
Dans le premier chapitre Lotem entame sa critique du mythe du « silence » en revenant sur la réaction des media anglophones au massacre de 2015 à Charlie Hebdo. Presque aussitôt, ces journalistes et universitaires classés à gauche se hâtèrent d’expliquer (et parfois jusqu’à l’excuser) cette attaque par la non-reconnaissance par la France de son passé colonial, une interprétation qui, comme le note Lotem, repose sur la notion fausse que ce passé aurait été en quelque sorte refoulé ou occulté.
En effet, allant plus loin que Lotem, on perçoit les confusions et les équivoques sur quoi cette interprétation repose. Elle lie les actions des terroristes musulmans – qui, eux, cherchaient à punir Charlie Hebdo pour sa publication des caricatures de Mahomet – à la situation des millions de musulmans résidant en France dont la plupart sont des immigrants ou des des descendants d’immigrants venant d’anciennes colonies françaises à majorité musulmane. De tels rapprochements, aussi urgents et pertinents qu’ils puissent paraître à de nombreux lecteurs du New-York Times ou du Guardian, étaient grotesques tant pour leur inopportunité que par l’analyse qui y conduisait. Les terroristes invoquaient leur religion, en aucun cas l’héritage colonial. Lotem insiste aussi que les ombres de l’histoire coloniale française n’ont jamais été niées : vécues individuellement par chacun des colons et des colonisés, elles ont aussi été au centre de la vie politique française de l’après-guerre.
Que signifient alors ces protestations contre le « silence » entourant les politiques coloniales françaises et les conditions de la décolonisation à quoi elles ont abouties alors que tout ceci a eu lieu sous les yeux du public français, a été débattu pendant des dizaines d’années à la une des journaux français et au parlement français ? Lotem montre que, depuis les années 1990, les militants anti-racistes ont prétendu que la Guerre d’Algérie (1954-1962) ainsi que d’autres épisodes de violence coloniale devaient faire l’objet d’une remémoration dans le cadre d’une campagne plus large visant à rectifier les inégalités de la société française. Lotem remarque que, par l’utilisation de menaces, « un nombre croissant d’historiens et d’activistes concentrèrent leur attention sur les ‘’tabous ‘’ nés de dizaines d’années d’une incapacité à ‘’regarder en face’’ un passé colonial ‘’non assumé ‘’ ».
Lotem montre aussi que la cible des critiques des activistes des années 1990 n’était pas tant le silence maintenu sur la guerre que les choix stratégiques d’une génération antérieure d’activistes qui cherchaient à promouvoir la tolérance à l’égard des minorités ethniques par des campagnes sur le thème du multiculturalisme et du « vivre ensemble ». Dans ces campagnes, la tolérance envers les différences des immigrants était vue comme un bien menacé par les vices éternels que sont l’ignorance et le fanatisme plutôt qu’une réponse historiquement justifiée à ces communautés victimes de la colonisation. Cette génération précédente proposait l’anti-racisme comme la lutte d’ individus libres contre leurs préjugés et leur adhésion à l’ouverture d’esprit compatible avec l’égalité et la fraternité, valeurs supposées universelles de la République Française. Cette perspective morale plus qu’historique rejetait la pertinence politique de la colonisation sans vraiment faire silence à son sujet. Largement personnifiée par SOS-Racisme et Bernard-Henri Lévy, elle n’était pas à l’abri de tout reproche. Mais il est clair que ses adversaires, en donnant plus d’importance aux souffrances individuelles des nations colonisées qu’aux dangers de l’intolérance, militaient pour une autre façon de combattre l’intolérance des Français envers les minorités ; mais en aucun cas ils ne se battaient contre le « silence » (À suivre lundi qui vient 22 novembre) ■
Remerciement reconnaissant à Marc Vergier pour cette importante traduction.