Par Elisabeth Lévy et Jeremy Stubbs.
Ce grand entretien avec Marcel Gauchet réalisé par Elisabeth Lévy et Jeremy Stubbs est paru dans Causeur le 18 novembre. Comme à son ordinaire, Marcel Gauchet est clair, profond et, même sur les sujets graves, son humour ne manque pas de s’exercer. Ceux que la politique intéresse vraiment le liront sans faute. Sur les points discutables de ce long entretien, la sagacité du lecteur s’exprimera, comme toujours ici.
En proposant des solutions à tous les problèmes sans en chercher leur cause, Emmanuel Macron s’est agité dans le vide pendant cinq ans. Son arrogance de surdiplômé a alimenté la haine des élites. Mais en dehors de la communication présidentielle, le macronisme n’a rien produit. Quant à la refonte promise de l’Union européenne, il n’a fait que nous prouver que tout continuerait comme avant. Et ridiculiser la France.
Causeur. Avec ce Macron, les leçons d’un échec, vous poursuivez votre réflexion sur le « malheur français », une pathologie presque aussi mystérieuse que le Covid. Mais à vous lire, ce malheur viendrait uniquement des gouvernants. Les gouvernés n’ont-ils pas leur part de responsabilité ?
Marcel Gauchet. Évidemment ! Plus précisément, ce malheur réside dans l’interaction paradoxale entre les Français et leurs gouvernants. Ils élisent des gens qui les accompagnent dans la fabrication de leur propre malheur et se révoltent contre eux dès qu’ils essaient de les sortir du marasme. C’est cela, le malheur français : l’incapacité à offrir une issue politique à une situation vécue comme une impasse.
Il est aussi question dans ce livre de notre obsession pour l’aristocratie : nous reprochons à nos élus leur mépris social, tout en attendant tout d’eux, y compris de nous câliner.
Câliner est, justement, la pire des erreurs à commettre en politique. Plus leurs dirigeants prétendent être à leurs côtés, plus les Français les trouvent lamentables. Les gouvernants ne sont pas là pour compatir aux malheurs des citoyens, mais pour trouver des réponses aux causes de leurs malheurs. Vous n’attendez pas du médecin qu’il s’attendrisse sur vos souffrances, mais qu’il les soigne, au prix, éventuellement, d’une certaine douleur.
Diriez-vous que, comme on le lui reproche rituellement, Macron fait preuve de « mépris social » ?
Dans un sens oui, mais à condition de préciser que ce mépris n’est pas le sien. Il est celui qu’incarne le milieu dont il est un représentant typique. On a assisté, et pas seulement en France, à une réinvention du mépris social qui n’est plus celui des aristocrates, mais celui des élites diplômées de la société de la connaissance mondialisée. Un mépris plus objectif que subjectif, puisqu’il est fait surtout d’incompréhension et d’indifférence pour les perdants qui « n’ont pas les codes », comme on dit. Et il s’appuie sur un argument démocratique imparable : nous en savons plus que vous. Qui eût attendu des Lumières qu’elles recréent une aristocratie d’un genre nouveau ? Pourtant, c’est le cas. Le phénomène est particulièrement ressenti en France parce qu’il se colore du legs d’une culture particulière.
Mais quand Macron lance à un chômeur : « Tu traverses la rue et tu vas trouver du travail », ce n’est pas méprisant : non seulement, il parle vrai, mais il lui prête une capacité à agir.
Les petites phrases de Macron représentent ce pour quoi il a été élu : un ovni qui ne parlait pas la langue de bois, qui appelait les choses par leur nom et qui disait ce qu’il pensait. Mais la chose s’est retournée contre lui : autant c’était un trait valorisé quand il était candidat, autant cela revenait, une fois président, à transgresser les exigences d’un rôle auxquelles les Français restent extrêmement attachés. « Un président ne doit pas dire ça… » De Gaulle prononçait ces petites phrases de façon calculée, soit par des fuites, soit dans ses conférences de presse où elles apparaissaient comme le moment d’humour dans un propos solennel. En revanche, comme le dit son entourage, Macron pense tout haut. Autrement dit, il se comporte comme vous et moi nous comporterions en privé. Il viole la frontière du public et du privé, or en politique et en France cette frontière est un ressort profond. Ce n’est pas la même chose de confier en privé à des proches que les Français sont des veaux et de parler publiquement des « Gaulois réfractaires » à Copenhague.
Peut-être, mais cette transgression suffit-elle à faire d’Emmanuel Macron un candidat antisystème, alors que, comme vous l’avez observé, il était le candidat des élites surdiplômées qui constituent le cœur de ce système ?
Il avait la force de jouer sur les deux tableaux. Il était rassurant par son appartenance à ces élites, tout en montrant un esprit beaucoup plus libre que la moyenne d’entre elles. Ce fut la clé de son succès et c’est « en même temps » sa limite.
Comment réconcilier la France du vélo et la France du diesel ? Elles n’ont pas les mêmes aspirations, la même vision des choses, des frontières… Faut-il choisir l’une contre l’autre ?
Il faut commencer par admettre qu’elles sont divisées et poser comme règle qu’elles doivent être réconciliées. Au lieu de quoi, on prétend qu’il y a une avant-garde éclairée, qu’on décernera la Légion d’honneur à tout acheteur de vélo, symbole de l’avenir radieux qui nous attend, et qu’on empêchera les diésélistes-fumeurs de clopes d’entrer dans nos belles villes vertes. Cherchez l’erreur ! 75 % des Français vont au travail en voiture et 2 % à vélo (les autres en transports en commun).
Mais justement, cela fait longtemps que vous imputez le mal français à notre incapacité collective à établir un diagnostic véritable de la situation et plus encore à élire des gens qui portent un tel diagnostic et imposent les conséquences du traitement…
Le fait même que Macron ait pu être élu sur une ligne transgressive montre que la société est en attente d’une rupture de vérité – et je dirais la même chose du succès actuel de Zemmour. La fonction fondamentale du politique, celle dont on ne parle jamais, consiste à faire émerger la vérité sur l’état d’une collectivité. La valeur la plus forte de la démocratie réside dans cette possibilité. Cela passe par la désignation de personnes capables de mettre ces vérités en scène et de mobiliser les énergies indispensables pour solidifier le constat. De ce point de vue, l’élection de Macron a représenté un pas dans la bonne direction, quelles qu’aient été ses limites. Il a remis le processus en route, même s’il se retourne aujourd’hui contre lui. Il est possible de dire, désormais, que la désindustrialisation n’était pas une fatalité et que le choix d’une économie de services était une erreur historique. Il est possible de dire que nous sommes handicapés par l’obésité d’un État social devenu dingue. Sans Macron, on n’aurait pas eu ces déstabilisations successives du discours ambiant. Dans ce sens, il a ouvert une brèche dans laquelle ont pu s’engouffrer les Gilets jaunes ou Zemmour.
Pourtant, vous déplorez notre incapacité collective à définir les problèmes de fond. Est-ce toujours vrai malgré la brèche macronienne ?
Plus que jamais ! Ouvrir une brèche ne suffit pas à conquérir la place. Un début de liberté dans l’examen de la situation ne fait pas un diagnostic. Macron a été rattrapé tout de suite par la loi non écrite qui domine la politique actuelle : proposer des solutions sans jamais examiner les problèmes auxquels ces solutions sont censées répondre. La fermeture médiatique de l’espace politique joue à cet égard un rôle absolument déterminant. L’actu commande : parlez-nous de vos propositions et ne nous emmerdez pas avec vos analyses du passé ! Mais comment résoudre des problèmes dont on ne comprend ni les ressorts ni la genèse ? La politique est devenue un discours d’action dans le vide.
Il y a un contre-exemple, que vous évoquez d’ailleurs : le terme de « séparatisme » désigne bien le problème… Pour autant, on est loin de « solutions ».
Le mot y est, l’analyse du phénomène et de ses racines, non. Qu’est-ce qui favorise le séparatisme ? Derrière ce mot, il y a une situation de fait : la capture du logement social par l’immigration, mais il est hors de question d’en parler.
Mais si les Blancs sont partis, c’est à cause des difficultés de la coexistence culturelle : la capture dont vous parlez résulte de choix individuels…
Il n’y a pas de projet de capture, mais une captation de fait, dont il faudrait regarder les motifs en face au lieu de s’aveugler avec des incantations à la « mixité ».
Vous postulez que Macron a échoué. Pourtant, il a toutes les chances d’être réélu.
Avait-il pour seule ambition d’être réélu ? Je lui fais le crédit d’avoir visé beaucoup plus haut et c’est à cette aune qu’il faut juger de sa réussite ou de son échec. Macron a échoué à redonner confiance aux Français dans leur destin collectif. Ce qui me fascine dans le parcours de Macron, c’est la métamorphose de l’homme de la rupture en homme de la continuité. Il nous promettait la « transformation » ; il nous garantit aujourd’hui la perpétuation du bordel ambiant. Il est le candidat de la France qui s’accommode de son marasme ou qui y trouve son avantage.
Quelle était son ambition ?
Les Français ont l’impression d’être descendus en deuxième division par rapport à leur passé, celui d’un pays qui a été à l’avant-garde de l’invention politique, scientifique, industrielle et intellectuelle. L’ambition de Macron était de redonner au pays les moyens de rester dans la continuité d’une histoire objectivement menacée par le contexte global, de permettre à la France de retrouver une vitalité politique, économique, culturelle, intellectuelle qu’elle est manifestement en train de perdre.
S’il parlait aussi vrai que ce que vous dites, Macron répondrait que, pour y arriver, on ne peut compter que sur les élites mondialisées et que les « ploucs » – les conservateurs, les Gaulois réfractaires – sont un poids mort, voire un obstacle.
Si telle était sa réponse, dont je ne présume pas, elle ne ferait qu’aggraver ses chances d’échec. Car le problème est précisément que ces élites mondialisées pensent à leurs intérêts propres et se contrefichent du sort de leur pays. Elles se pensent dépourvues de base, alors qu’en France elles sont plus chouchoutées et révérées que partout ailleurs. Elles ne se sentent pas de dette envers le pays qui les a formées. On ne peut compter que sur une fraction minoritaire d’entre elles. En d’autres termes, ces fameuses élites sont au moins autant le problème que la solution. Il est grand temps de reposer la question de leur formation.
De ce point de vue, la vraie-fausse réforme de l’ENA est emblématique…
Un exemple type de la confusion produite par une volonté en elle-même louable de faire bouger les choses, mais qui ne se donne pas les moyens d’une réflexion préalable solide. Cela tient aussi à l’absence d’une véritable équipe autour de Macron. Gouverner, surtout quand on a l’ambition de faire plus que gérer au jour le jour, suppose de s’appuyer sur un état-major qualifié, sur des intermédiaires avec le pays, ce que les partis étaient supposés fournir. Or ce qui est frappant dans le macronisme, c’est l’absence de tout dispositif politique en dehors de la communication du président.
Le Parlement pourrait être un de ces intermédiaires, mais en France il ne sert quasiment à rien. N’est-ce pas aussi la faute d’une Assemblée qui ne s’affirme pas ?
Sûrement. Beaucoup de parlementaires sont résignés à ce rôle inférieur, et les partis ne font rien pour les encourager à en sortir. Comment se manifeste l’opposition ? Par des votes automatiques et des gueulantes sur les plateaux TV. Elle n’existe pas sous forme d’analyses concurrentes et de propositions alternatives. Seuls de rares parlementaires essaient de faire ce travail. Un député LR, François Cornut-Gentille a rédigé, par exemple, en association avec un député LREM, un rapport sur la Seine-Saint-Denis qui a mis sur la table des données embarrassantes pour le gouvernement. Ce type d’investigations pourrait être mené sur toutes sortes de sujets. Et la sagesse du gouvernement serait d’en tirer profit.
L’autre grande ambition qu’affichait le candidat Macron, c’était de réformer l’Europe. Avec ses grandes idées dont les autres ne veulent pas, la France n’a-t-elle pas surtout été ridicule ?
L’Europe est le lieu même de l’échec de Macron qui prétendait la mettre en mouvement avec une « refondation » dont, à part nous, personne ne veut. Je ne peux pas croire qu’il avait la conviction de pouvoir faire bouger Merkel de ses certitudes tranquilles. L’affichage de ses grandes ambitions n’aurait-il été qu’à usage interne ? En pratique, il a continué sur la lancée de ses prédécesseurs, en multipliant les concessions, grâce auxquelles, paraît-il, nous aurons demain, en récompense de notre bonne volonté, une plus grande influence en Europe. Les résultats de cette brillante tactique sont pourtant clairs depuis trente ans ! Nous restons pris au piège d’une alternative absurde : soit on sort de l’Europe, soit on la laisse aller comme elle est et on se soumet à tout. Il serait temps de se souvenir que l’action politique consiste dans la définition et l’exploitation de marges de manœuvre.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
En voilà un de pleine actualité. Il ne vous a pas échappé que Macron vient de présenter son grand projet pour 2030. Celui-ci fait une bonne place au nucléaire. Or, en ce moment même, une partie décisive pour la France se joue à Bruxelles : le classement ou non du nucléaire dans la catégorie des énergies favorables à la transition hors carbone, donc méritant des investissements durables. La Commission sous hégémonie allemande s’y refuse. C’est un enjeu vital pour nous. Où est le débat public là-dessus ? Pour le nucléaire à Paris, et prêt à le laisser tomber à Bruxelles ? On attendrait une politique claire et ferme sur le sujet. Le rideau de fumée des annonces présidentielles est de mauvais augure. Je vois venir le moment où le président nous expliquera que, certes, nous avons renoncé à défendre notre filière nucléaire, mais qu’en échange de ce gage de bonne volonté nous aurons demain des subventions pour nos vaches laitières.
Cette impuissance du pouvoir qui alimente notre sentiment de désespoir n’est-elle pas aggravée par le pouvoir des juges ?
C’est une évidence qui attend d’être prise en compte comme elle l’exige. La montée des juges, en particulier dans le cadre européen, est un élément clé de l’impuissance des pouvoirs. Encore faut-il préciser que ceux-ci ont choisi de s’incliner. La Cour de justice européenne a été à l’avant-garde. Les gouvernements ont laissé faire, en fonction de l’idée que les juges feraient l’Union européenne mieux que les élus. On lui a donné les coudées franches pour constitutionnaliser des traités, donc pour transformer des choix politiques en arbitrages juridiques. C’est totalement antidémocratique. La montée du pouvoir judiciaire est fondée, en dernier ressort, sur l’idée que la seule légitimité qui compte est celle des droits individuels hors de toute expression politique. Les droits de chacun priment sur les droits de tous. C’est la mort de la politique, c’est-à-dire de la possibilité de décider au nom d’une collectivité.
La France devrait-elle la jouer « à la polonaise » ?
La politique de la Pologne s’inscrit dans une stratégie spéciale dont je ne suis pas sûr qu’elle soit la bonne pour nous. Il faudrait au moins mettre ce problème sur la table, mais comme d’habitude, le fonctionnement de notre système politique l’interdit. Il en va de même avec la question brûlante de l’immigration. Qu’est-ce qui doit primer, les droits individuels ou les intérêts stratégiques d’un pays ? Il y a forcément un compromis à trouver. Qui doit le définir ? Des juges ou des gouvernements élus ?
En plus de cette question de droits individuels versus droits collectifs, il y a celle de la place de la France dans le monde. Vous soutenez que la France ne peut pas mener en même temps une politique migratoire intransigeante et une grande politique étrangère, dès lors que celle-ci s’appuie sur nos anciennes colonies.
Si vous êtes les États-Unis, première puissance mondiale, vous pouvez tout vous permettre, vos partenaires s’inclineront. Nous ne sommes pas dans la même situation, nous qui ne sommes une « puissance mondiale » que de nom, avec moins de 1 % de la population du globe et une économie déclinante. Qu’est-ce qui rend plausible notre revendication de conserver un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ? Le fait que nous représentons une clientèle qui recoupe notre ancien empire colonial pour l’essentiel. Du coup, nous nous retrouvons dépendants de la bonne volonté d’États peu reluisants pour lesquels en revanche les migrations sont un enjeu important, tant financièrement que comme soupape de sécurité. Nous sommes face à un vrai choix stratégique qu’il va bien falloir finir par affronter. Qu’est-ce qui importe le plus pour nous : retrouver la maîtrise de la composition du peuple français ou plastronner au Conseil de sécurité ?
Quelle réponse donner à la question posée par l’islam ? Zemmour affirme qu’islam et islamisme sont la même chose, que l’islam est immuable ? La France peut-elle obliger l’islam à s’adapter ?
L’islam n’est pas immuable, il l’a montré dans son parcours. L’erreur de Zemmour sur ce point est de partir de ce qui est secondaire, c’est-à-dire l’islam, plutôt que de ce qui est important, c’est-à-dire la situation historique des musulmans et particulièrement la grande pauvreté culturelle du monde musulman. L’irréductibilité apparente de l’islam est surtout fonction de ce dénuement. Le traditionalisme buté se nourrit de l’ignorance. Il est le moyen de se défendre quand on n’en a pas d’autre, face à un monde perçu comme hostile. Il faut la liberté intellectuelle que procure un bon niveau d’éducation et d’information pour évoluer. Les chrétiens n’ont jamais eu ce problème. Ils partageaient les mêmes références que leurs adversaires.
Pardonnez-nous de vous interroger sur les solutions, mais une fois qu’on a dit ça, que faire ?
Si l’analyse est juste, les clés se trouvent dans la conscience des acteurs. Commençons par le plus difficile : savoir où nous en sommes et pourquoi, et donc la fermeté laïque à l’égard de tout empiétement manifeste. Ensuite l’encouragement par tous les moyens de la connaissance de l’islam, ici et ailleurs et surtout là où elle devrait exister, parce que cette connaissance, aujourd’hui, se trouve chez nous et pas dans les pays musulmans. Je parie qu’il y a plus de gens qui ont lu le Coran en France, et je parle des non-musulmans, que dans tout le Maghreb.
Si les chrétiens étaient bien armés pour se défendre culturellement, leurs héritiers démocrates, tolérants et libéraux le semblent beaucoup moins…
Cette culture est désarmée dans son état actuel, elle ne l’a pas toujours été et elle n’est pas vouée à le demeurer. Si on avait dit à un radical-socialiste franc-maçon de 1908 que l’islam le plus obscurantiste devait être toléré et encouragé, il aurait sursauté. Le problème, c’est que les Français et les Occidentaux en général ne savent plus d’où ils viennent. Par conséquent, ils ne comprennent pas leur propre culture. Il nous faut retrouver la conscience de ce qu’elle est et le sens de l’histoire qui l’a fabriquée.
Mais selon vous, nous perdons notre conscience historique comme individus, sur fond de bouleversement de la filiation. Il y a peu de chances que nous la retrouvions comme collectivité.
Pas sûr ! Cela peut paraître paradoxal, mais je pense qu’il sera plus facile de retrouver une conscience historique collective qu’une conscience généalogique individuelle. Aujourd’hui, chacun peut se penser comme l’enfant de ses propres œuvres, et on peut se demander si le prochain droit fondamental à faire reconnaître ne sera pas celui de ne pas avoir de parents, la fiche d’état civil devenant une insulte à mon identité individuelle. Cette logique individualiste est très ancrée dans notre culture et on ne voit pas ce qui pourrait, dans l’immédiat, contrecarrer son expansion. En revanche, à l’échelle collective, il y a une épreuve quotidienne qui permet de remettre les pendules à l’heure : la rencontre, grâce à la mondialisation, de gens qui ne sont pas du tout comme nous et qui, moyennant l’appropriation de nos instruments techniques, sont très capables de se montrer plus efficaces que nous. La confrontation compétitive des civilisations et des cultures amène à se poser des questions sur la différence, donc de sa propre identité. La pression du monde va rendre cette interrogation difficile à éviter, sauf naufrage final dans la crétinisation anarcho-numérico-consumériste.
Encore un mot sur Macron. Vous écrivez qu’il a renoncé à la prédication droit-de-l’hommiste et que fait-il ? Il va au Panthéon avec Robert Badinter pour annoncer qu’il va abolir la peine de mort à l’échelle planétaire.
Les mystères de la communication me dépassent, décidément. Comment cet homme intelligent peut-il ne pas mesurer le ridicule de cette position ? Je pense, pour le coup, qu’il nous prend pour des cons. Les Français n’en sont plus à ignorer que leurs petits bras ne sont pas à la hauteur de leur grosse voix dans le concert universel.
Pour finir, revenons sur le phénomène Zemmour. Que vous inspire-t-il ?
Le phénomène a un effet positif de mise à l’agenda. L’écho mesurable rencontré par le discours de Zemmour a levé une série d’interdits et imposé des thèmes qui seront désormais incontournables, quoi qu’il arrive. Si l’on pense, comme moi, que la démocratie consiste dans la mise sur la table de toutes les préoccupations des citoyens, sans anathèmes ni tabous, on ne peut que se féliciter de cette effraction, quoi qu’on pense des réponses à apporter aux questions qu’il a raison de soulever. Encore une fois, la démocratie est le régime où on discute de tout. De ce point de vue, Zemmour a rendu service à la démocratie.
On a l’impression qu’il voudrait refaire le hold-upmacronien.
Zemmour s’engouffre dans la brèche ouverte par Macron. Il n’aurait pas été possible sans elle et sans la disqualification du personnel politique en place qu’elle a produite, Rassemblement national compris. Macron a impulsé l’irruption de la société civile dans le champ de la politique professionnelle, mais c’était seulement une moitié de la société civile, si j’ose dire, avec pas mal de restes de politique professionnelle. Avec Zemmour, c’est la société civile à l’état chimiquement pur, sans une once de politique, qui entre en scène. D’une certaine manière, Zemmour est l’accomplissement du macronisme.
D’accord, mais son succès tient aussi au fait qu’il comprend une angoisse existentielle : les Français ont peur de mourir en tant que peuple.
C’est juste, si « mourir comme peuple » veut dire « mourir comme culture politique originale ». Car la composition de la population n’est pas en soi le problème. Si les immigrés épousaient ce modèle hérité, à l’exemple des vagues d’immigration précédentes, nous n’aurions affaire qu’à des questions d’intendance. C’est la philosophie diversitaire qui va avec qui suscite l’angoisse existentielle que vous évoquez. Et le problème de l’immigration n’est lui-même qu’une des faces du problème plus large posé par la pression de la mondialisation et de la puissante idéologie antipolitique qui l’accompagne – le point faible de Zemmour, soit dit au passage. La société française qui, depuis la Révolution, se pense comme un laboratoire d’avant-garde en matière politique est placée face à un choix, dans ce contexte qui la prend à revers : soit on renonce à ce qu’on a été, soit on trouve le moyen de le réinventer pour le maintenir autrement. Zemmour a le mérite d’appeler l’attention sur ce choix que la classe politique s’évertue à éviter depuis des décennies. Le non-choix étant évidemment le choix de subir.
Vous parlez du malheur français, mais que serait le bonheur français ?
Est-ce si sorcier d’en indiquer la ligne générale ? Pour commencer, retrouver tout simplement le sens de la politique, c’est-à-dire cesser de subir en se demandant comment agir face à ce qui s’impose à nous. Renouer avec quelques fondamentaux de notre histoire, reconstruire un État qui marche, réactiver un vrai débat politique à la hauteur du passé, face aux enjeux inédits du présent, rebâtir une École, de la maternelle au Collège de France, qui réconcilie l’aspiration individualiste d’aujourd’hui avec la civilisation politique que la République avait incarnée. Certes, en pratique, le chantier est immense. Mais dans son principe, il n’est pas très difficile d’en définir les principaux axes. ■
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Je lis: »Cette impuissance du pouvoir qui alimente notre sentiment de désespoir n’est-elle pas aggravée par le pouvoir des juges ? »
A notre époque de « dictature des juges », il est intéressant de relire la citation célèbre attribuée faussement à Richelieu.
« Donnez-moi six lignes de l’écriture d’un homme, et je me charge de le faire pendre. » J-M de Laubardemont 1590- 1653, magistrat bordelais français. De 1633 à 1634, il est l’ordonnateur du procès pour sorcellerie d’Urbain Grandier, curé de Loudun, qu’il fait brûler vif, le 18 août 1638. Il obéit fidélement aux ordres de Richelieu dans l’exécution de Cinq-Mars et de Thou pour crime de lèse-majesté sur la place des Terreaux..
D’autres attribuent la citation à Barthélemy de Laffémas ( 1545-1612), conseiller écouté de Henri IV qui prônait ( déjà !) la « réindustrialisation » de la France, en l’occurrence les Manufactures Royales, pour lutter contre les importations ruineuses de soieries. Rappelons que c’est le génial Olivier de Serre (de Villeneuve de Berg), vers 1600, qui fit planter des milliers de mûriers pour l’élevage du ver à soie.
Superbe analyse de Marcel Gauchet. Il surestime pourtant ce qu’il appelle la brèche macronienne. Son élection fut moins le fait de son rayonnement intellectuel que d’une ligue puissante et bien menée, presque un coup d’état. Pourquoi les juges sont-ils omniprésents (coup d’état compris)? Parce que les puissants ont compris qu’ils pouvaient agir à leur guise, cachés derrière la formule rituelle « on ne discute pas une décision de justice » associée à la multiplication des recours. Ainsi le peuple est réduit à quia ! On va même jusqu’à laisser soumettre au juge, par exemple, la viabilité d’une importante usine ? Devant quelle Cour Intergalactique et dans combien d’années-lumière sera tranchée la verditude de l’énergie nucléaire ?
Notule plus personnelle : « 75 % des Français vont au travail en voiture et 2 % à vélo (les autres en transports en commun). ». Objection M. Gauchet: 100% marchent à pied à un moment ou à un autre. 100% de piétons et leurs droits les plus élémentaires (tranquillité, sécurité…) sont ridiculisés, ignorés, mis à l’encan.
Il y a dans le propos de Gauchet une faille. Quand il dit « Car la composition de la population n’est pas en soi le problème. Si les immigrés épousaient ce modèle hérité, à l’exemple des vagues d’immigration précédentes, nous n’aurions affaire qu’à des questions d’intendance. C’est la philosophie diversitaire qui va avec qui suscite l’angoisse existentielle que vous évoquez. » Pardon, c’est un sophisme. Il faudrait se demander pourquoi les vagues d’immigration précédente ont accepté de s’assimiler et pourquoi cette mécanique ne fonctionne plus. La réponse ne se trouve pas que dans la « philosophie diverssitaire ». Il y a plusieurs éléments qui rendent les derniers arrivants « indigestes »:
– la première raison est le nombre énorme de ces arrivants. Réponse quantitative
– la deuxième est l’incapacité a trouver une place digne dans la société en raison d’une appartenance culturelle et ethnique trop différente. Qualitative donc.
– la troisième raison est l’âge moyen des immigrés, relatif à celui des français
– la quatrième raison est le désir. On peu avoir le désir de s’assimiler à ce que l’on voit comme supérieur. En aucune façon de s’assimiler à un inférieur ; or les immigrés nous méprisent et ils ont souvent des raisons pour cela. La première raison est que nous avons accepté qu’ils viennet sur notre terre saccager notre environnement social
– la cinquième raison est, non la philosophie diversitaire, mais la philosophie égalitaire et individualiste. Non seulement les immigrés ont l’impression justifiée qu’en s’assimilant ils perdraient des repères et des liens sociaux, mais qu’ils ne les remplaceraient pas. De plus, la philosophie égalitaire de la république ne peut s’accommoder d’une réalité qui attribuerait à la non-aréussite des immigrés des causes tenant à leurs capacités insuffisantes, ce qui conduit à une philosophie diversitaire, mais amputée: la logique d’une telle philosophie est le chacun chez soi, alors que les intellectuels qui ont bâti le woke ne veulent pas entendre parler d’une telle solution.
Je suis donc moins enthousiaste que JSF sur l’appérciation à faire sur le discours de Marcel Gauchet
Il y avait dans ce long article de M.Gauchet un arrière fond qui empêchait d’y souscrire . L’impression que son auteur cherchait à « noyer le poisson dans l’eau » . Mais il était difficile de trouver la faille et/ou ou de trouver les mots .
Le commentaire d’ Antiquus vient à point nommé .
ET AU NOM DU WOKISME
IEL HITLER !
La politique macroniste n’est faite que sur des mensonges d’ou son totalitarisme et sa tyrannie qui repose sur une construction du réel fabriqué de toute pièce qui n’a rien en commun avec la vraie vie qu’une majorité des français doivent supporter aujourd’hui.