Blake Smith est professeur à l’Université de Chicago aux USA. Il est spécialiste des liens culturels de la France avec l’Inde. Dans cet article paru le 19 juillet 2021 dans le Magazine Tablet, Blake Smith s’appuie sur les travaux d’un collègue de l’Université de Westminster à Londres, Itay Lotem, lui, spécialiste, entr’autres, de la France coloniale et post-coloniale. Bras dessus, bras dessous, si l’on peut dire, ils nous observent, empêtrés que nous sommes dans nos lois et revendications mémorielles diverses et, particulièrement, le flou lexical qui les alimente. Leur regard n’est pas dénué d’une impertinence de bon aloi.
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Marc Vergier a traduit, non sans difficultés, ce texte assez long.
JSF l’a publié en deux parties, vendredi dernier 19.11 (s’y reporter le cas échéant) et aujourd’hui mardi avec un jour de retard sur notre programme, retard dont nous prions le lecteur de nous excuser. ■
Le mensonge du Silence (II/II)
Par Blake Smith
Tablet Magazine – 19 juillet 2021
Rompant avec l’anti-racisme à vocation universelle, aveugle à toute couleur, la nouvelle génération d’activistes se présentaient comme briseurs des tabous bloquant la discussion du passé raciste de la France.
Ils s’imaginaient aussi travaillant pour un avenir où la mémoire de la colonisation et de l’esclavage, une fois imprimée dans la conscience publique, produirait des changements politiques multiples (leurs buts). Ces changements, cependant, comme le montre Lotem, n’étaient ni cohérents ni réalistes. L’une des raisons venait du fait que leurs revendications calquaient le modèle des revendications mémorielles de l’Holocauste en ignorant, sous son succès, ses contradictions troublantes. Les Africains ou Maghrébins (et leurs descendants) qui militaient pour la remémoration officielle du commerce triangulaire et des massacres commis en Algérie, cherchèrent à reproduire les succès de l’activisme mémoriel juif. Empruntant souvent mot à mot son argumentaire, oublieux de ses spécificités, ils héritèrent des ses contradictions et de ses flous.
Durant les années 1970 et 1980, la « mémoire » de l’Holocauste et du l’attitude des Français sous le régime de Vichy connut un changement caractérisé par un mélange d’injonctions moralo-légales et thérapeutiques. Selon les premières, la France d’après-guerre avait un « devoir de mémoire » [en français dans le texte] qui, outre la poursuite devant les tribunaux des principaux collaborateurs impliqués dans la mort de Juifs et l’indemnisation des victimes, comportait la nécessité de campagnes de remémoration et d’éducation à propos de l’Holocauste. Ces campagnes prirent une place toujours plus importante dans les programmes scolaires.
La notion de « mémoire », faisant de la société une sorte de personne collective capable et tenue de se souvenir de son passé refoulé, permettait aux activistes d’emmêler [le « conflate » de l’auteur peut se traduire par confondre mais il perdrait le sens plutôt péjoratif qu’il hérite du latin « conflare » : souffler pour fusionner les métaux, former un ramassis… NdT] le travail de l’institution judiciaire quant à la poursuite de criminels individuels et l’indemnisation de leurs victimes et, d’autre part, les efforts au sein des institutions scolaires pour accroître la prise de conscience de la culpabilité de la France pendant l’Holocauste. La « mémoire » devenait d’un seul coup une source de motivation à réprimer les crimes individuels et une nouvelle idéologie partagée par les futures générations de citoyens Français.
L’État se voyait ainsi chargé d’un étrange fardeau éthique, comme s’il était une personne physique plutôt qu’un institution abstraite. La « France » était ainsi moralement marquée par sa responsabilité dans les crimes de Vichy. Elle devait se remémorer combien elle avait fait le mal, se confesser et demander pardon. Pourtant, tout en se pliant à ce « devoir de mémoire » quant à ses crimes et ses victimes, cette France moralement salie était capable d’intégrer et de favoriser des groupes marginalisés, leur conférant le privilège de remémoration selon un nouveau rite d’inclusion civique : la modification des programmes scolaires.
La lutte traditionnelle des Juifs Français contre l’antisémitisme sous la Troisième République (à la suite d’intellectuels tels Emile Durkheim) tendait à promouvoir une notion universelle de « droits de l’homme » que l’État devait garantir à chaque citoyen individuel plutôt qu’à des communautés particulières, laissant ainsi au second-plan les violences spécifiques faites aux Juifs. Les nouvelles générations, à rebours, insistèrent sur les souffrances propres à leur communauté pour mieux affirmer leur place de Juifs en tant que Juifs dans la France post-1945. Lotem le formule ainsi : « plutôt que de s’adresser à la seule opinion publique les activistes Juifs se donnèrent pour but … d’obtenir de la France qu’elle reconnaisse sa responsabilité …. tout en proclamant la valeur de l’expérience juive dans l’histoire générale de la France. » Ainsi, propose Lotem, « ils donnèrent naissance au prototype ou, tout au moins, à la liste des tâches – d’un revendication mémorielle gagnante, c’est à dire, selon ces activistes , débouchant sur un débat public, lui-même menant à une reconnaissance officielle, des lois mémorielles spécifiques et une modification de programmes scolaires ».
En France, selon ce nouveau canevas, il fallait, pour accéder au statut de minorité respectable, avoir subi dans le passé une injustice terrible de la part de l’État, et que ledit État l’ait finalement reconnu. Ainsi l’État était à la fois l’agent des préjugés et de la violence et le recours pour l’indemnisation et contre l’oubli. Comme Lotem le remarque, quand d’autres communautés utilisèrent ce canevas conceptuel pour obtenir la « reconnaissance par l’État » de leurs histoires particulières, elles rendirent évidente la nature contradictoire des revendications mémorielles.
Par une confusion incohérente mais efficace entre les thèmes universels et identitaires, les militants juifs, maghrébins, et descendants d’esclaves africains, la plupart marqués « à gauche » ont longtemps réussi à éluder les contradictions entre la promotion de valeurs progressives universelles telles que l’inclusion des minorités et, d’autre part, la recherche, pour leur communauté particulière et pour ses membres, du statut moral et politique plus élevé résultant de leur reconnaissance officielle par l’État comme victimes.
Ca n’avait pas été le cas pour les nombreux « Pieds-noirs » fuyant l’Algérie. Il est vrai que ceux-ci étaient plutôt conservateurs sur le plan politique et même très à droite. Comme les minorités précitées, les Pieds-noirs se réunirent en associations pour préserver la mémoire de leur traumatisme et obtenir de l’État la reconnaissance de leur point de vue sur leur histoire. Le succès apparent d’autres communautés leur fit prendre conscience qu’il ne suffisait pas de cultiver leur mémoires dans le sein de leurs associations : il fallait une reconnaissance officielle et la prise en compte de leur version des évènements dans les programmes de l’école publique. En 2005, après des années de démarches, les Pieds-noirs obtinrent le vote d’une loi rendant obligatoire l’enseignement sur les aspects positifs de la colonisation. La loi fut abrogée l’année suivante du fait des critiques massives s’élevant de France et de l’étranger. Mais, selon Lotem, peu d’observateurs à gauche comprirent la responsabilité qu’ils avaient pris en élaborant ce canevas des politiques et revendications mémorielles que les Pieds-noirs avaient cherché à imiter.
Lotem se sert de l’exemple des Pieds-noirs pour démontrer les limites que le modèle créé pour la mémoire de l’Holocauste quand on l’applique aux autres groupes minoritaires français. Lotem ne pousse pas son analyse aussi loin qu’il le pourrait. Une analyse différente – et nécessairement plus polémique – pourrait être écrite, montrant combien les efforts des minorités noires et musulmanes pour obtenir la remémoration officielle de l’esclavage et de la colonisation en les présentant comme des crimes politiquement comparables à l’Holocauste, ont déclenché une spirale de concurrence et de rancœurs parmi les groupes minoritaires.
Loin de les rapprocher de la majorité des Français dans le culte des valeurs universelles républicaines, ces « guerres de la mémoire », mais aussi l’idée d’une mémoire politique comme enjeu des revendications, ont joué un rôle important dans la montée des tensions communautaires, l’érosion de la cohésion nationale et l’insécurité grandissante pour les Juifs français.
Certaines campagnes politiques mémorielles ont « réussi » à changer les programmes scolaires et le vocabulaire en usage dans l’université, le monde officiel ou les média, mais elles elles ont échoué pour ce qui touche à une meilleure intégration et la tolérance mutuelle. C’est même l’inverse qu’on peut considérer comme leur vrai résultat.
Pour les USA, où les débats autour des politiques de la mémoire sont peut-être encore plus nombreux et passionnés qu’en France, la leçon à tirer est peu réjouissante. Alors que nous entreprenons le démembrement systématique de certains aspects de notre histoire, éliminant de notre vie publique les références à la Confédération (Sudiste ; NdT) et à une vaste série de personnages prétendus suprémacistes blancs ; alors, aussi que les discours publics, médiatiques et scolaires multiplient et dramatisent les références aux violences des colons, de l’esclavage et autres horreurs supposément tues, le travail de Lotem nous renvoie la question : quel est le but que ces efforts sont censés atteindre et quelle est la base conceptuelle d’où ils tirent tant d’autorité politique et éthique ?
Questionner ainsi leurs buts et bases conceptuelles, critiquer dans ces activismes les incohérences logiques et leurs résultats contraires aux intentions ne signifie pas justifier tous les horreurs du passé au moment où nous commençons à nous les « remémorer » de façon démonstrative. Ca ne signifie pas non plus remettre en cause les valeurs d’intégration, de tolérance et de diversité. Cela, pourtant, nous rappelle ce qui est peut-être l’essence du libéralisme politique : la conviction qu’une frontière infranchissable sépare la vie publique et la vie privée.
Qu’on le regrette ou pas, seuls les individus ont des souvenirs à partager avec d’autres individus. Ce n’est pas le cas des États. La mémoire, la reconnaissance, les traumatismes et autres phénomènes psychiques intimes appartiennent au domaine non-public que je partage avec ma communauté, ma famille et, quelquefois, avec mon seul petit moi pervers. S’il m’arrive de de brandir ces choses privées devant le public, je peux, dans des moments de lucidité déstabilisante [NdT : « déstabilisante « rend-il le « risk-taking » de l’auteur?] prendre conscience que le souvenir des souffrances passés, lui-même inséparable de la rancœur, ne peut jamais coïncider avec les valeurs de progrès [NdT : la phrase originale est assez obscure].
En tant que citoyen, mon devoir n’est pas un « devoir de mémoire », mais un devoir d’oubli, de refréner, au moins en apparence, mes pulsions anti-sociales et mon animosité envers les autres afin de discuter avec mes concitoyens sur la base d’une justice commune et de normes universelles. Notre devoir premier est de garder à l’esprit la différence entre privé et public, entre individuel et sociétal, entre thérapie et politique. (Suite et fin) ■
Remerciement reconnaissant à Marc Vergier pour cette importante traduction.
Les pieds noirs votaient à gauche et même parfois communiste jusqu’à la guerre d’Algérie; le soutien du parti communiste, des syndicats de gauche et de certains socialistes (pas tous heureusement mais ces derniers, Lacoste, Mitterrand et d’autres sont occultés des mémoires) aux fellaghas les ont fait déchanté, d’autant plus que la Droite puis ce qu’on a appelé l’extrême droite les soutenaient, CNI, Tixier-Vignancourt, Le Pen, mais aussi Bidault, Soustelle (pas très à droite au départ ) Après leur arrivée en Métropole ils ont eu tendance à voter pour ceux qui les avaient soutenu!
Les dernières élections « libres » en Algérie française au premier collège ( européens) de 1951 donnent 15 élus: 2 communistes et un SFIO, 2 rad-soc. Les 10 autres sont de dtoite.
Élections législatives en Algérie 1951
Premier Collège (Pns) 15 élus : 2 communistes, 2 RPF ( gaullistes) , 1 SFIO, 2 Union des gauches républicaines, 4 Union des Indépendants, 1 indépendant et 1 RS ( gaulliste) , 1 Union algérienne, 1 UNRI
1/ Alger :Premier collège
• Adolphe Aumeran (1887-1980) Union algérienne(Républicains indépendants)
• Georges Blachette (1900-1980) Liste syndicale des indépendants et du Rassemblement du peuple Français (Républicains indépendants)
• Paulin Colonna d’Istria (1905-1982) Liste syndicale des indépendants et du Rassemblement du peuple Français (Rassemblement du peuple Français)jusqu’au 27 novembre 1951
◦ remplacé par Jacques Chevallier Républicains indépendants à partir du 27 janvier 1952
• Pierre Fayet (1887-1977) Parti communiste algérien
• Marcel Paternot (1912-1993) Liste syndicale des indépendants et du Rassemblement du peuple Français (Républicains indépendants)
• Marcel Ribère (1900-1966) Liste syndicale des indépendants et du Rassemblement du peuple Français Français[8]
2/ Constantine :
Léon Haumesser (1903-1991) Rassemblement du peuple Français
• René Mayer (1895-1972) (ministre de la Justice) Parti radical (élu sur la liste du Rassemblement des gauches républicaines) « député des colons »
• Paul Pantaloni (1884-1973) Républicains indépendants
• Jules Valle (1894-1965)(Sénateur 1948-1951) Français indépendants
3/ Oran :
Premier collège
• Henri Fouques-Duparc (1903-1976) (sénateur en 1948-1951) Rassemblement du peuple Français
• François Quilici (1905-1977) Républicains indépendants
• Maurice Rabier (1907-1999) Français section de l’Internationale ouvrière
• Roger de Saivre (1908-1964) Centre républicain d’action paysanne et sociale et des démocrates indépendants
• Alice Sportisse Gomez-Nadal (1909-1996) Parti communiste algérien
Les 15 élus du 2ème collège ne comprenaient aucun communiste