Par Pierre Builly.
Rue des prairies de Denys de La Patellière (1959).
Le Roi Lear du prolétariat.
L’histoire est assez larmoyante et l’anecdote convenue ; le cinéma populiste vivait là ses derniers feux… Mais il est vrai que le populo existait encore, les ouvriers en casquette, les p’tits gars bien d’chez nous, les bistrots à sciure, et la Cipale – la piste cycliste municipale de Vincennes -.Et rien que pour avoir le plaisir de revoir Jean Gabin, juché à l’envers sur une chaise, mimer un sprint fougueux et triomphal, l’édition de Rue des prairies vaut le coup…
Le charme de ces films archiconnus, vus dix fois, et dix fois appréciés, c’est qu’à la longue, ils en arrivent à rendre tous leurs sucs et – sinon tous leurs mystères, on ne va pas aller jusque là, du moins toutes leurs arrière-pensées…
Et c’est ainsi que je me suis repassé une nouvelle fois l’histoire du Père Neveux, l’évident Gabin, grincheux, amateur de pâté de lapin et de bœuf miroton, de dimanches en bords de Marne, de cyclisme sur piste, et de ballons de blanc sur le comptoir chez Ernest ou chez Gégène. Un fier papa plein de mérite de trois enfants qu’il a élevés tout seul, puisque sa femme est morte en couche à la naissance du troisième alors que lui, Neveux, était en captivité depuis deux ans – et c’est bien là un des nœuds de la question –. Et alors je me suis dit que le délicieux René Lefèvre, (le cher Lange du Crime du même nom !), auteur du roman dont est adapté le film, avait dû avoir envie de glisser dans cette histoire simple, tendre, banale, gentille, une bribe d’un de ces grands mythes qui parcourent de leur fulgurance toute l’histoire littéraire de l’Humanité. Je suis de ceux qui pensent, en effet qu’il n’y a pas une quantité si énorme de thèmes et de sujets employables et transposables et que tout est un peu, toujours l’utilisation, selon des prismes, tragiques, comiques, grotesques, horrifiques, baroques, des mêmes histoires…
On ne reprend évidemment pas comme ça , tels quels, tous les ingrédients, mais on garde les squelettes, on tord un peu les structures, et ça ne peut que marcher : les deux vrais enfants Neveu, régulièrement conçus par leur géniteur avant-guerre, Louis – Claude Brasseur et Odette – Marie-Josée Nat – font la fierté de la famille : l’ascenseur social fonctionne un maximum : Louis, champion de France amateur de vitesse sur piste est en train de passer professionnel ; Odette, jeune fille modèle, couturière, cuisinière, ménagère, vendeuse dans un magasin de chaussures, est repérée grâce à sa beauté et à son allure et commence à se tailler un certain succès dans le milieu de la mode.
En revanche, cette tête brûlée de Fernand – Roger Dumas – ne cesse d’accumuler les bêtises, les bagarres au collège, les insolences vis-à-vis des profs, tout ce qui laisse penser qu’il est sur la mauvaise pente qui conduit de l’œuf volé à la tête coupée sur l’échafaud, (après avoir, au moins, volé, un troupeau de bœufs…).
Le père Neveux est de plus en plus las, de plus en plus chargé, parce que les choses ne vont pas comme elles devraient ; après tout, que le moutard ne soit pas de lui, c’est plutôt une préoccupation de bourgeois : Fernand, il l’a élevé, comme les autres, avec le même amour, la même tendresse rude, dans une sorte d’hommage silencieux à cette femme qui était la sienne, qui est morte, qui lui a donné ce qu’on ne peut tout de même pas appeler une preuve d’amour, mais ce qui est une chose qui arrive quand l’Homme est absent trop longtemps ; c’est un type qui ne se pose pas trop de questions, parce qu’il sait, de façon immémoriale, qu’il y a bien du malheur dans le monde…
Là où ça se gâte aussi, c’est que le Louis commence à devenir roublard, et même combinard, laissant la victoire ici à un de ses concurrents pour que la revanche de la semaine suivante ait plus de prestige ; c’est surtout que l’Odette commence à prendre des drôles de manières, s’envoyant en l’air avec un de ce ces protecteurs des Arts et des Lettres qui sévissent beaucoup dans le milieu des oies blanches et qui parviennent à se persuader qu’ils sont aimés pratiquement grâce aux trente ans qu’ils ont de plus que les jouvencelles qu’ils emmènent découvrir la feuille à l’envers en Vallée de Chevreuse…
Quelques très jolies scènes, sur ce thème ; je recommande, par ailleurs aux ethnologues curieux de savoir ce que pouvait être un intérieur moderne et luxueux de la fin des années Cinquante de bien observer ces scènes, qui ne sont pas si fréquentes dans le cinéma français : grand intérieur bourgeois rive droite de l’amant d’Odette (avec un délicieux Pascal Mazzotti en valet de pied) ; autre exemple intéressant d’une époque identique : l’intérieur plus bohème, plus rive gauche de Jacqueline Maillan dans Archimède, le clochard…
Tout de se déglingue, et comme le Père Neveux veut encore faire frémir les brimborions d’autorité paternelle que la Loi lui confère, il y a une assez sale conspiration des deux aînés qui aboutit à un procès où l’on est à deux doigts de lui retirer la tutelle qu’il exerce sur Fernand, encore mineur : le procureur de la République (Louis Seigner) et le Président du Tribunal (Jacques Monod) ont bien l’air rogue et hautain qui convient à leur ministère : mais – chic ! – une intervention éloquente et affectueuse de Fernand bouleverse les cartes trop hâtivement jetées et transforme les sévères gardiens de l’Ordre et de la Loi en bienveillants dispensateurs de la reconnaissance publique.
Le Père et le Fils s’éloignent, le vieux, bougon, le jeune, cavalcadant ; reste à imaginer ce que deviendront les traîtres Louis et Odette ; je gagerais volontiers que, quelques mois ou années plus tard, l’un et l’autre viendront toquer d’un poing mal assuré à la porte du Père Neveux pour implorer son pardon, le pistard ayant sombré dans la combine et les potions fortes, la gourgandine ayant lassé son protecteur et ayant pris des années…
Des enfants prodigues… Quand on vous dit qu’il n’y a pas un stock si vaste que ça d’histoires à raconter… ■
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