Il est né un premier novembre, il y a bien longtemps: en 1869, cela fait plus d’un siècle et demi. Et pourtant, il illustre à merveille ce qui ne meurt pas : la Camargue que nous connaissons aujourd’hui, pour une très large part, c’est lui. Il l’a plus que sauvée : il l’a rêvée, d’abord, il l’a inventée, puis, avec courage, obstination et fermeté, il l’a imposée, le mot étant pris ici au bon sens du terme.
Voici, en ce jour anniversaire de sa naissance, une brève présentation du Marquis Folco de Baroncelli-Javon, qui se veut un acte de reconnaissance envers l’un de ceux dont nous sommes les héritiers, conscients du patrimoine et du trésor qu’il nous a légués.
Folco de Baroncelli-Javon, 1er novembre 1869 – 15 décembre 1943
Folco de Baroncelli, marquis de Javon, est descendant d’une noble et ancienne famille florentine qui s’installa en Provence, au XIVème siècle, à la suite des papes, dont ils étaient les banquiers; et qui reçut de Léon X le marquisat de Javon.
Pendant cinq siècles, la famille occupa le palais du Roure, en Avignon. C’est Frédéric Mistral qui baptisa ainsi, palais du Roure (palais du chêne, en provençal) le palais des Baroncelli. Folco avait en effet entamé sa carrière sous la protection de Mistral, et l’estime réciproque des deux hommes ne devait jamais se démentir.
La passion dévorante de Folco pour la Camargue, les chevaux et les taureaux (la bouvine) l’éloigne cependant peu à peu de son maître et ami, et finit par le faire s’exiler en Camargue en 1899 (il a trente ans), aux Saintes, où il installe sa manade. C’est ainsi qu’il accomplira son destin, et qu’il deviendra ce qu’il est, pour l’éternité: l’inventeur de la Camargue.
Il veut faire pour la Camargue, les Gardians, le taureau et le cheval camarguais ce que Mistral faisait pour la langue provençale : tout simplement, les sauver. Il crée la Nation Gardiane (la Nacioun Gardiano), codifie l’habillement des gardians (comme Mistral celui des Arlésiennes), invente la Croix gardiane et lance, dès 1920, l’idée d’un Parc national.
Il n’est donc pas du tout exagéré de voir en lui le précurseur et le père du Parc de Camargue car, outre qu’il en a lancé l’idée, il a fait en sorte d’y maintenir une vraie vie, évitant ainsi qu’elle ne soit qu’une réserve d’indiens ou un musée pour touristes :
Gardians en tenue traditionnelle de travail, codifiée par Folco: ceux-ci porteront plus tard, dans la soirée, après les ardeurs du soleil, la veste de velours noir doublé de rouge, quasi inusable, qui est devenue la veste traditionnelle des gardians (que porte Folco, sur la photo qui ouvre l’article); ils portent le pantalon en peau de taupe, très souvent de couleur gris-bleu, marron, beige et parfois noir; la chemise, support de bien des fantaisies, à base de dessins provençaux de toutes couleurs; le trident, outil, arme et symbole, dont on parlera plus bas; et l’indispensable chapeau noir en feutre mou.
L’origine de la Croix Gardiane est assez récente: elle remonte à 1926. A la demande du Marquis de Baroncelli, qui cherchait un symbole pour représenter la Camargue, son ami le peintre Paul Hermann conçut et dessina la Croix Gardiane. Outre la croix chrétienne (symbolisant la foi), elle contient au centre un coeur (symbolisant l’amour et la charité), sur le bas une ancre marine (en honneur aux gens de la mer, symbolisant l’espérance) et trois tridents aux extrémités de la croix (en honneur aux gardians et à l’âme camarguaise).
La croix originelle (ci-contre) réalisée par Joseph Barbanson, forgeron aux Saintes Maries de la Mer, fut fabriquée dans son atelier. Et c’est lui qui suggéra à son créateur d’y rajouter les trois tridents, afin de symboliser encore mieux la Camargue. Cette croix fut inaugurée le 7 juillet 1926 sur un terre-plein à côté de la recette postale, face à l’actuel bâtiment du « Grand Large ». Une dizaine d’années plus tard la croix a été transférée au Pont du Mort, à l’entrée du village côté Aigues-Mortes, où elle se trouve encore aujourd’hui.
Le taureau Camargue.
Reconnaissable à ses cornes en forme de lyre, il est élevé en semi-liberté dans la plaine camarguaise et en Petite-Camargue, en particulier dans les pelouses grasses du nord; les taureaux vivent en manades sous la surveillance des gardians.
la selle Camargue, considérée comme le joyau des gardians.
Cette selle réalisée artisanalement pèse environ 15kg et peut se vanter d’allier à la fois polyvalence, esthétisme et fonctionnalité, notamment durant les actions rapides du cheval.
L’apanage du gardian ne serait pas complet si on ne citait le trident, cet outil constitué d’un fer et d’un manche de 2,50m destiné à conduire les taureaux et quelques fois à dissuader ceux-ci de se lancer dans de vaines attaques.
« Outil, arme, symbole, le trident des gardians de Camargue est tout cela en un seul objet. Et quel objet ! A lui seul il témoigne de toute une tradition agro-pastorale propre au delta du Rhône : l’élevage du taureau de race Camargue. A lui seul, il représente, pourrait-on dire, une civilisation. » (Guy Chatel).
Enfin, cet hommage à l’homme et à l’œuvre serait incomplet si l’on ne rappelait que, en 1935, le premier Pèlerinage officiel des Gitans eut lieu aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Et c’est encore au Marquis Folco de Baroncelli-Javon que l’on doit cette reconnaissance, par l’Eglise catholique, de ce pèlerinage ancestral, mais qui n’avait pourtant jamais reçu de caractère officiel, jusqu’à son intervention énergique et décisive.
La tombe du marquis, au milieu des siens: Camargue et Camarguais, chevaux, bouvine.
Aux origines du mot Camargue (en français, langue d’oïl), Camargo (en français, langue d’oc
A l’image de cette terre instable, où la terre et l’eau sont depuis toujours dans un état de guerre permanent, et où le rivage est en perpétuelle divagation, divaguons un peu, à la recherche de l’origine de ce mot mystérieux: « Camargue ».
En l’état actuel des connaissances, le mot apparaît pour la première fois en 920, date à laquelle on trouve une mention « insula Camarigas », devenue « insula Camaricas » en 923. En 1048, on trouve « Camaricas », et « in Camargis » en 1079. Et « in Camargas » en 1273. En Français – langue d’oïl – la première forme attestée « Camargue » est de 1687.
Faut-il voir dans sa terminaison le suffixe « ica » (petite) ou une déformation – curieuse – à partir du verbe ico, ici, ictum, ere, qui veut dire frapper, blesser ? La Camargue jouxte immédiatement l’immense plaine de la Crau. On sait que cette plaine alluviale est l’ancienne confluence de la Durance et du Rhône, la Durance ayant été repoussé vers le nord par elle-même, en quelque sorte, par la gigantesque abondance de ces pierres et alluvions qu’elle charriait, précisément. Mais, pour Eschyle, Hercule, à cours de flèches dans un combat contre des Ligyens, reçut l’aide de Jupiter qui fit tomber une pluie de cailloux sur ses ennemis.
Et d’où vient le radical, « camar » ?
Plusieurs explications ont été proposées, en ce qui concerne l’origine de ce mot, Camargue, sans qu’aucune n’emporte une adhésion totale.
C’est le savant allemand Mowat qui a proposé, en 1884, l’hypothèse selon laquelle Camarica serait un adjectif formé sur le nom d’homme latin Camars porté notamment par Annius Camars, qui appartenait à la gens Annia, une des familles les plus importante d’Arles à l’époque romaine. Camarica signifierait « le domaine de Camars », ce domaine étant situé à Trinquetaille, et se composant de plusieurs mas, éparpillés dans la « tête de Camargue », entre Trinquetailles, Salliers et Albaron.
Autre possibilité : le nom de Camarica semble se retrouver dans plusieurs endroits, autour de la Méditerranée.
Il est porté par une ville de Cantabrie (région du nord de l’Espagne, s’étendant de la Galice et des Asturies, à l’ouest, au Pays basque, à l’est), et par un domaine de la région de Manosque (connu sous le nom de villa Camaricas en 975-984). Et Pline parle d’une Camarina – ville de la cote-ouest de la Sicile – et aussi d’une île Camari, près de l’Arabie.
S’agit-il, dans tous ces endroits, de la même racine, camar ? Et, dans ce cas, a-t-on affaire avec Camargue à un de ces mots très anciens, témoignant d’une communauté linguistique qui précéderait l’arrivée des peuples indo-européens ? Ce qui nous ramènerait au moins deux millénaires en arrière.
Autre hypothèse, encore : le radical cam se retrouve dans le mot gaulois cambo (« courbe »): s’agirait-il de la courbe que forme le Rhône en se divisant en deux branches qui aurait donné son nom à la « Tête de la Camargue » avant de s’étendre à l’île toute entière ?…
Frédéric Mistral, quant à lui, propose une étymologie plus guerrière, qui nous semble la plus pertinente. Dans son monumental Tresor dou Felibrige, il veut voir dans Camargo/Camargue l’ancien provençal, camp marca, c’est-à-dire « champ frontière ». On sait que marca, mot d’origine germanique, signifie « frontière », d’où est venu notre marquis, terme militaire à l’origine, désignant celui qui veille aux marches/frontières du royaume.
Vibrant hommage rendu à cet homme, hélas, aujourd’hui méconnu de la plupart d’entre nous.
« Homme libre » comme il aimait à se définir, amoureux de son pays, de sa langue. Il savait parler sans fin avec des mots simples et justes – en provençal, le plus souvent – du lien indéfectible, amoureux, de l’homme avec la terre. Il « enseignait » cette pensée vivante.
Sauvage et chaleureux à la fois, il « a créé » cette Camargue à son image.
C’est ce que m’en disait mon père qui l’a souvent côtoyé dans sa jeunesse, passant des journées et des soirées inoubliables chez le Père de la Nation gardiane.
Puisque vous évoquez Folco de Baroncelli et la Camargue, pourquoi ne pas parler aussi de Joseph d’Arbaud et de son oeuvre merveilleuse en provençal: « la bête du Vaccarès », où il célèbre la communion avec la nature sauvage et la survivance des anciens dieux. Si vous ne l’avez pas lu, dépêchez-vous d’aller le prendre dans votre bibliothèque: vous le lirez d’un trait et le relirez toujours avec plaisir, comme on retrouve un vieil ami.