Cet entretien intéressant paru sur Atlantico avant-hier 19 décembre, parlera aux lecteurs de Mathieu Bock-Côté, quoique davantage marqué par le vocabulaire et la logique des conservateurs étatsuniens. Ce qui en fait, d’ailleurs, aussi l’intérêt pour notre information. C’est à lire, évidemment.
Dans son livre « Bad News : How the Woke Media Undermine Democracy », Batya Ungar-Sargon détaille de manière précise comment l’idéologie woke s’est imposée dans les médias mainstream américains. Si la situation n’est pas encore tout à fait identique en Europe, l’idéologie woke débarque doucement mais sûrement
Entretien d’Atlantico avec Batya Ungar-Sargon
Atlantico: Dans le livre que vous venez de publier « Bad News : How the Woke Media Undermine Democracy » (Comment les media woke sapent la démocratie) et qui a provoqué de très nombreux débats Outre-Atlantique, vous détaillez la manière dont l’idéologie woke s’est imposée dans les médias mainstream. Vous nous en parliez déjà dans une entretien avec Atlantico il y a quelques semaines. Au-delà des médias, qu’en est-il de la sphère politique à proprement parler ?
Batya Ungar-Sargon : Dans mon livre, je décris les multiples pressions qui ont fini par transformer la plupart des rédactions des médias américains « de l’establishment » en places fortes de l’idéologie woke, au prix de l’éviction de tous ceux qui essayaient de s’y opposer. Vous imaginez bien que les militants à la manœuvre ne s’arrêtent pas en si bon chemin et ont aussi jeté leur dévolu sur les structures politiques de gauche, partis ou syndicats.
Tout comme les journalistes ont vu leur statut social évoluer de la classe ouvrière à l’élite, le parti démocrate est passé du statut de parti ouvrier à celui de parti des diplômés financièrement privilégiés. Il reçoit maintenant d’énormes dons non seulement de personnalités aisées de la gauche morale, mais aussi de milliardaires de la Silicon Valley et de Wall Street. Savez-vous qu’en 2020, ces milliardaires ont beaucoup plus donné à Joe Biden qu’à Donald Trump ? Partout où vous avez des gens a la fois riches et militants (ou électeurs) de la gauche morale, vous retrouverez l’idéologie woke. Ce sont des gens qui se trouvent clairement dans le camp des vainqueurs du creusement des inégalités économiques mais qui le font oublier en s’abritant derrière leur wokisme. Leurs valeurs pro-minorités leur permettent d’afficher une supériorité morale. Hors de question pour eux de ressembler à de simples membres des classes moyennes. L’argent leur paraît un facteur trop vulgaire pour en faire état. Mais leurs valeurs leur permettent de se distinguer du commun des mortels beaucoup plus certainement qu’un sac à main ou une montre de luxe.
En France, il y a au moins sept candidats de gauche à l’élection présidentielle qui se partagent moins de 25% des voix. D’après ce que vous percevez de la situation française, comment en est-on arrivé à cette faiblesse et cette atomisation politique ?
Je connais malheureusement trop peu le contexte européen pour être sûre d’avoir quoique ce soit de vraiment pertinent à dire sur ce point. Mais les situations n’étant pas non plus totalement étrangères des deux côtés de l’Atlantique, je dirais qu’aux Etats-Unis, la gauche progressiste d’inspiration woke domine très largement les propositions du parti démocrate alors qu’elle ne rassemble pas plus de 6 % des Américains dans les enquêtes d’opinion. Inutile d’aller chercher beaucoup plus loin pour expliquer l’hémorragie électorale du parti démocrate, en pleine perdition dans les sondages comme dans les élections locales qui ont eu lieu depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. La situation française n’est certainement pas totalement identique à cette puissante dérive américaine mais je crois néanmoins qu’une même logique est à l’œuvre et que la plupart de vos candidats de gauche sont en réalité beaucoup plus éloignés qu’ils ne le croient de la base électorale des électeurs qui se définissent comme de gauche.
Les travaux de Thomas Piketty m’ont aidée à comprendre que le fossé entre la gauche morale et la classe ouvrière relève finalement beaucoup plus d’une guerre des classes culturelle que de l’inégalité des revenus. C’est ce clivage culturel grandissant qui sépare de plus en plus drastiquement les aspirations des élites de la gauche morale de celles de la gauche des catégories populaires. C’est parce que ces élites de la gauche morale n’ont rien à dire sur la montée des inégalités, aucune solution réelle à proposer, que le woke débarque aussi en France et en Europe. A défaut de savoir comment aider les pauvres, autant se choisir de nouveaux damnés de la terre et noyer la question des inégalités des revenus dans les discours sur les discriminations réelles (et fantasmées) subies par les minorités de tous ordres.
Vous n’avez peut-être pas en Europe les mêmes épouvantables niveaux d’inégalité de revenus que nous connaissons aux Etats-Unis et vos Etats-providence laissent beaucoup moins de gens sur le bord de la route. Mais l’économie de la connaissance s’est aussi imposée en Europe et elle y est aussi ultra favorable aux cadres et aux cadres supérieurs. Ce sont eux les électeurs des grandes villes, ceux qui ont pour préoccupation principale l’environnement. Ceux aussi qui sont favorables à l’immigration pour des raisons morales et qui somme toute se fichent que les salaires stagnent pour la classe ouvrière ou qu’il y ait une mobilité descendante pour la classe moyenne. Les ingrédients du cocktail woke sont donc aussi réunis en France et en Europe. C’est dans cette mesure que vous pouvez vous attendre à voir les messages de la culture woke sur l’ouverture des frontières ou sur les droits des minorités présentés comme l’alpha et l’oméga des discours politiques venir polluer votre campagne présidentielle.
Pourquoi les partis de gauche cèdent-ils plus au wokisme que les partis de droite ?
Les gens de la classe ouvrière ou des catégories populaires ont tendance à être socialement plus conservateurs. Il faut avoir fait des études universitaires poussées pour avoir été exposé à bon nombre des croyances woke qui sont au cœur du mouvement de gauche libérale d’aujourd’hui. Quand vous pensez que les militants woke en sont arrivés à défendre l’idée qu’il était raciste de défendre le principe d’une société indifférente à la couleur de la peau ou sectaire de croire qu’il existe des différences entre hommes et femmes, vous voyez qu’on est loin du bon sens traditionnel…
Nos universités, en particulier les départements de sciences humaines, sont largement imprégnées des sornettes post-modernistes (merci à la France pour toutes les théories de Foucault !) où l’on accorde une grande importance à la deconstruction des concepts et aux « renversements contre-intuitifs » de sens. Mécaniquement, lorsque les discours politiques, dans leur structure comme dans le vocabulaire employé, ne sont plus compréhensibles que par des élites hautement éduquées, les membres des catégories populaires répliquent qu’il ne s’agit que de balivernes hors sol. Et c’est en général à ce moment là qu’on les traite de racistes pour les faire taire ! La divergence d’opinion sur la réalité des relations entre groupes ethniques n’est pourtant pas en soi une preuve de racisme.
Il y a aussi une grande solidarité de classe dans les catégories populaires qui transcende les origines ethniques ou les divergences politiques. Si vous êtes pauvre et noir, vous êtes probablement parfois confronté au racisme de certains policiers. Mais vous vous battez aussi pour nourrir votre famille tous les jours. Et si vous voyez un blanc pauvre se battre à peu près dans les mêmes circonstances économiques, même s’il ne vote pas comme vous, vous savez que vous êtes dans la même situation que lui, celle d’individus livrés à la compétition sociale d’une économie brutalement inégalitaire.
A l’inverse, si vous êtes riche et que vous n’avez jamais à vous soucier de la manière dont vous allez satisfaire vos besoins matériels de base, vous avez beaucoup plus de temps pour mener des guerres symboliques afin d’augmenter votre part de pouvoir politique. C’est ainsi qu’on voit des militants de gauche blancs tweeter que si Joe Biden n’annule pas immédiatement les 50.000 dollars de prêts étudiants qu’ils ont contractés pour leur maîtrise en cinéma, il est raciste !
Je pense que la religion a probablement aussi quelque chose à voir avec cela. Les représentants de la gauche morale sont beaucoup moins croyants que les conservateurs, ce qui signifie qu’ils n’ont pas de rempart spirituel contre le racisme. Quand vous n’entendez pas « respecte ton prochain comme toi-même » à l’église, vous êtes finalement plus vulnérable à la culpabilité raciale. Ces militants de gauche investissent donc la politique d’une valeur morale, ce qui est une chose insensée si on y réfléchit un peu. En outre, le fait que les membres des catégories populaires américaines soient souvent plus croyants que les membres des élites est insupportable pour les militants woke car les croyants pensent que nous sommes tous créés égaux et à l’image de Dieu et que notre mission sur cette terre consiste à faire en sorte que la société reflète la justice divine.
Que répondez-vous à ceux qui prétendent que parler du wokisme n’est que le produit d’une panique morale conservatrice ?
J’ai écrit mon livre pour démasquer l’imposture du wokisme : sous couvert de discours égalitaire, il s’agit une idéologie qui défend le statu quo économique en vigueur et jette un voile sur la profondeur du fossé entre classes sociales aux Etats-Unis tout en développant une obsession hystérique de l’identité pourtant largement étrangère à la majorité des personnes de couleur. Lorsque les gauchistes qualifient ce point de vue de conservateur -si toutes les personnes qui se préoccupent des inégalités socio-économiques ne sont à leurs yeux que de détestables réactionnaires- ils se livrent en réalité à la validation en creux de la plus grande critique qu’on puisse adresser à la gauche. Une gauche qui a abandonné le travail pour se concentrer sur une guerre culturelle qui profite quasi exclusivement aux élites. Ce n’est pas ainsi que je définirais un conservateur mais si la gauche est prête à tout pour admettre qu’elle n’est plus de gauche, qu’elle n’est plus préoccupée par l’inégalité économique, je ne peux pas dire que cela me dérange d’être traitée de conservatrice par de telles personnes. Alors laissez-nous, nous les socialistes, être conservateurs.
Cette historiographie pénitente, qui a pour but de couper les européens de leur passé, n’est pas née aux Etats-Unis. Les intellectuels juifs allemands de « l’Ecole de Francfort », exilés sur les campus américains à la fin de la deuxième guerre mondiale, ont élargi le concept de fascisme vers le domaine de la culture et de la psychologie. Le fascisme étant entendu comme : » Le Mal absolu, contre lequel toute société démocratique libérale doit se mobiliser ».
Cet exposé est intéressant, mais il a le tort de limiter son analyse à une lutte culturelle entre groupes sociaux. Le caractère proprement idéologique est passé sous silence. Or, quitte à déplaire à ceux qui considèrent que le « woke » est purement une critique américaine et donc inopérant en Europe, je dirai qu’il y a une filiation directe entre l’antiracisme de l’après guerre et la philosophie de la déconstruction. C’est à cause de l’échec de cet antiracisme que, plutôt que de le remettre en cause, ses partisans ont fait monter les enchères, en attribuant la permanence des discriminations, non seulement à une idéologie malfaisante, mais à la culture des dominants. Cette évolution nous prouve qu’il n’y a pas de bon antiracisme, même s’il y a de mauvais racismes.
Tout à fait d’accord avec Antiquus. Mais le virus est né en Allemagne avec les théoriciens que sont Horkheimer, Marcuse, Fromm, Habermas, et adapté à la sauce américaine par le wookisme.