Jean Guitton.
Extrait de Un siècle, une vie, Robert Laffont, Paris, 1988.
Nous livrons ces souvenirs de Jean Guitton sur le pape Pie XII pour éclairer la figure de ce Pontife qui relève d’un temps déjà ancien. Guitton dit lui-même, sans-doute en bonne part, que Pie XII avait un je ne sais quoi d’illuminé. Ainsi de l’épisode de la vision du pape que raconte Guitton et qui échappe à la seule raison humaine.
Pie XII sera le dernier pape portant le nom de Pie : il n’y aura pas de Pie XIII ! Pie XII le savait ; il disait lui-même qu’il était le « dernier pape », ultime chaînon d’une longue dynastie.
Timide, il intimidait par sa hauteur, son mystère, céleste, lumineux, comme s’il était hors de ce monde. Saint-Simon eût parlé « de la douceur, de la sérénité, de la son visage, de cette candeur, cette paix intérieure d’un qui possède son âme… ». J’ajouterai je ne sais quoi d’illuminé : une flamme qui le brûlait, un regard porté vers ce que les autres ne voyaient pas. Compris, aimé passionnément de ses proches, incompris par les autres, il avançait dans le temps, déjà dans l’éternel, « dernier des papes ».
Ce pape humaniste, si épris des nuances de la langue française, inquiet de la bien parler, vérifiant les mots sur le Littré (et qui avait parlé avec feu à Notre-Dame de la de la vocation de la France), est peu connu chez nous. Une pièce de théâtre, Le Vicaire, de Hochhuth, l’a calomnié, en le présentant comme complice d’Hitler, par ses silences.
On ignore en France qu’il était secrétaire d’État lorsque Pie XI rédigea l’encyclique Mit brennender Sorge, qui condamnait le nazisme, alors triomphant. C’est Pie XII qui sauva tant de Juifs, en les cachant au Vatican pendant l’occupation allemande de Rome. Je ne puis oublier que c’est Pie XII qui, en 1942, par l’encyclique Divino Afflante, ouvrit la voie à l’exégèse critique – que le Concile devait confirmer. Le pasteur Boegner, le professeur Cullmann, le grand rabbin Kaplan ont défendu sa mémoire.
Puis-je apporter à ce tribunal de l’histoire une pièce, inédite ? J’avais visité le secrétaire d’État de Pie XI pour lui demander de permettre au père Lagrange la publication de son commentaire de la Genèse. Mais je n’avais jamais été reçu par Pie XII. L’entretien fut court, pathétique. C’était en 1958, le dimanche d’après Pâques, appelé dans la liturgie « dimanche du Bon Pasteur », parce qu’on y lit l’Évangile où Jésus dit qu’il est le Bon Pasteur. L’angélus de midi avait sonné. Le Vatican désert. J’étais reçu dans la longue bibliothèque.
L’entretien portait sur la Bible, lorsque soudain le pape s’arrêta. Il fixa un point de la salle situé dans le fond, comme s’il voyait un personnage, que je ne voyais pas : certainement un être qui n’était pas de ce monde. J’eus peur, craignant qu’il n’eût un malaise, qu’il mourût sous mes yeux. Je le savais malade, soumis à des crises de hoquet, qui l’étouffaient.
Je l’entendis, qui parlait à sa vision ; il articulait en latin un verset de l’Évangile, que je connaissais bien : « JUBE ME AD TE VENIRE SUPER AQUAS » (« Ordonne, Seigneur, que je vienne à toi par dessus les eaux »).
À Jérusalem, j’avais entendu le père Lagrange commenter cette parole de Pierre au Christ. « On est, disait-il, au début du printemps. Il arrive alors qu’après une journée de sirocco, un vent violent s’élève. Les apôtres rament avec peine. Il est près trois heures du matin… Jésus marchait sur les eaux. Pierre, lui-même, parle au fantôme, il lui crie : » Ordonne que je vienne « . Le vent redouble. Pierre s’enfonce. Jésus le prend par la main, le ramène à la barque. Le vent cesse. » La destinée du chef des Apôtres — sa promptitude, ses défaillances, son repentir, sa certitude —, tout est déjà présent dans cette aventure du lac de Génésareth, sous la lune. Peut-être l’histoire intime, à jamais inconnue, de plusieurs papes ?
Quant à moi, je ne pourrai oublier ce moment : il est lié au souvenir que je garde de Pie XII, à jamais. Lorsque j’appris sa mort solitaire, surtout lorsque je vis son cadavre verdâtre exposé dans la basilique de Saint-Pierre, je me récitai le « Viens, Seigneur, par-dessus les eaux. » ■