PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de ce samedi 8 janvier. Mathieu Bock-Côté y poursuit son travail d’analyse et de « déconstruction » de la « révolution culturelle » actuellement à l’offensive Le colloque évoqué ici semble être une première riposte collective d’assez grande ampleur. Saluons ! Nous n’avons rien à ajouter si ce n’est notre accord.
Le colloque, ouvert hier, et qui se poursuit aujourd’hui, à la Sorbonne, consacré au déconstructionnisme et auquel j’ai eu l’honneur de participer, représente une première tentative dans le milieu intellectuel, de répondre à ce qu’il est convenu d’appeler la révolution woke, qui a pris par surprise la société française depuis un peu plus d’un an. On se souvient de la perplexité, à gauche, et même à droite, devant ses premières manifestations.On voulait y voir une folie américaine qui jamais ne percerait en France. Rares sont ceux qui, aujourd’hui, persistent dans une telle légèreté.
Retour de la race, normalisation de l’indigénisme, banalisation de concepts comme racisme systémique et privilège blanc, négation du masculin et du féminin au nom de la fluidité de genre, autodafés, destruction de statues, écriture inclusive, culture de l’annulation: c’est une nouvelle révolution culturelle qui bulldoze à grande vitesse l’Occident. Il s’agit donc de comprendre ce moment historique.
Les organisateurs du colloque l’abordent à travers le concept de déconstruction. Il s’agit d’une approche des phénomènes sociaux qui tend à les réduire à de simples rapports de domination, qui présente chaque norme sociale à la manière d’un système discriminatoire à déconstruire pour relancer une dynamique permettant l’émancipation de la diversité, désormais considérée comme le sujet révolutionnaire de notre temps.
Cette sociologie néoprogressiste, critiquée par le colloque, très jargonnante, est d’une pauvreté intellectuelle stupéfiante. On ne la trahira pas en résumant ainsi son cadre théorique: d’un côté, le grand méchant homme blanc, de l’autre, les minorités, et plus particulièrement, les minorités «racisées», qui seraient victimes de l’universalisme, dans la mesure où celui-ci serait le masque à prétention vertueuse d’une suprématie blanche qui structurerait fondamentalement l’ordre social. Il s’agirait donc de la déconstruire pour faire tomber le racisme systémique qui serait la vérité fondamentale du monde occidental.
Cette querelle est-elle réductible à un débat entre la gauche et la droite? Non. Car si le wokisme vient de la gauche radicale, on trouve beaucoup de représentants de ce qu’on appelle la gauche républicaine pour s’opposer à lui, même aux États-Unis, une partie de la gauche se mobilise désormais contre lui. Le regretté Laurent Bouvet fut parmi les plus brillants critiques de cette dérive, avant même qu’elle ne porte ce nom. Mais ils sont nombreux, à gauche, à vouloir transformer cette querelle en une simple guerre de chapelles au sein du progressisme, entre une gauche communautariste et une gauche universaliste.
Certains, dans la gauche républicaine, se désolent même de voir les penseurs de «droite» participer à ce combat. Ils le mènent pourtant depuis trente ans et n’ont cessé de critiquer l’émergence de ce néoprogressisme, qui a d’abord pris la forme du politiquement correct des années 1980, et qui ne cesse de se métamorphoser depuis. Leur accorde-t-on le privilège de la lucidité? Non. En gros, la droite avait raison pour de mauvaises raisons, alors que la gauche avait raison d’avoir tort en soutenant ce mouvement, car elle le faisait avec de bonnes intentions, avant de se retourner contre lui. Mais le fait est qu’une partie de la gauche ne veut pas faire front commun avec les conservateurs et ceux qu’elle appelle les populistes pour résister à la révolution woke. On s’en désolera. L’union sacrée s’imposerait.
Ajoutons une dernière observation: la gauche woke s’est mobilisée, justement, contre le colloque de la Sorbonne en cherchant à discréditer ceux qui y participent. Il s’agissait de les présenter comme de mauvais savants, comme de vils polémistes, comme des représentants d’une dérive droitière, dont il faudrait dévoiler le vrai visage au nom de l’antifascisme et de l’antiracisme. Ceux qui y participent sont accusés de complicité avec «l’extrême droite». Rien d’inhabituel, autrement dit. Plus encore: les partisans de cette gauche contestent l’existence de la culture du bannissement et de l’annulation tout en la pratiquant de manière décomplexée, en la présentant comme une contestation des paramètres de la discussion publique par les « dominés ». Faut-il y voir un sacré culot, de l’aveuglement, ou de la pure bêtise ?
D’aucuns se demandent pourquoi s’intéresser à ces querelles conceptuelles pointues. À tort. Les querelles conceptuelles d’aujourd’hui deviennent les querelles politiques de demain. De là la nécessité de renouveler le pari aronien, consistant à penser l’histoire qui se fait, en la sachant tragique, sans jamais renoncer à la raison. Aron, en son temps, ne se contentait pas de balayer du revers de la main les prétentions théoriciennes du marxisme et de ses dérivés, mais allait à la rencontre des textes pour les décrypter, leur répondre, pour enfin les réfuter. C’est tout le sens d’une véritable riposte au wokisme. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques(éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
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