Par Pierre Builly.
Le marquis de Saint-Evremond de Jack Conway (1935).
Ferme les yeux et pense à l’Angleterre !
Chers Anglais, insupportables et indispensables à l’équilibre du Monde, vous avez toujours été stupéfiants ! Lorsque, bien à l’abri de l’autre côté du Channel, vous prétendez jeter un regard – souvent légèrement pincé, au demeurant – sur les réalités et mœurs françaises, vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère.
Aller postuler, comme le fait le roman Un conte des deux cités de Charles Dickens et le film Le marquis de Saint-Evremond dont il est tiré, que la population parisienne était si affamée dans les années qui précèdent immédiatement la Révolution qu’elle pouvait se précipiter pour laper le vin d’un tonneau éclaté sur la chaussée n’est-il pas légèrement excessif ? Et surtout terriblement hypocrite lorsqu’on fait partie d’un pays dont les habitants victimes d’une intense misère n’avaient cessé d’émigrer dans le Nouveau Monde, vers des terres plus accueillantes, depuis deux siècles… Et imaginer que les grands seigneurs méchants hommes comme le marquis de Saint-Evremond tel qu’il est montré dans le film avaient autant de latitude sanguinaire que les lords britanniques pour écraser la populace (revoyons Le chien des Baskerville !), c’est vraiment transposer sa propre sauvagerie sur une terre qui n’a que très marginalement connu ces ignominies qui étaient presque un sport national Outre-Manche. La réalité française, c’est bien davantage la peine capitale infligée au comte de Horn, aristocrate criminel que le Régent ne graciera pas (revoir Que la fête commence !).
Imaginer aussi que la Révolution fut une sédition conduite et organisée par le peuple, alors qu’elle fut un complot bourgeois renforcé par la stupidité de l’aristocratie et du haut clergé et qu’elle n’utilisa les masses que pour des émeutes violentes, me semble beaucoup méconnaître l’Histoire. Cela étant, il est vrai que dès que les foules sont lâchées et qu’on leur a permis d’assouvir leur naturel goût du sang, il est bien difficile de les renvoyer à leur apathie habituelle. On le sait, la Bastille était presque vide le 14 juillet 1789. Sept prisonniers : quatre faux-monnayeurs, un fou incarcéré à la demande de sa famille, un autre fou qui avait tenté d’assassiner le Roi (ces deux-là, d’ailleurs, réincarcérés dès le lendemain), un aristocrate assassin, violeur en série et incestueux… Bien du toutim pour peu de choses, sinon le massacre du gouverneur de Launay (à la tête découpée au canif) et de la garnison.
Cette boucherie donne pourtant au film de Jack Conway une de ses plus belles scènes, une de ces séquences pleines de figurants et d’exaltation dans quoi excellait le cinéma des États-Unis de l’époque ; on peut y ajouter les plans terminaux, devant l’échafaud où une foule immonde appelle à toujours plus de bains de sang (sait-on que la place, aux meilleures heures de la Terreur, était couverte de mouches et de chiens qui venaient y lécher le sang caillé, qu’on n’arrivait même plus à nettoyer ?). C’est là que Le marquis de Saint-Evremond touche un peu à l’Histoire…
Le récit romanesque, vraiment très romanesque et qu’on pourrait croire inspiré des grands feuilletonistes (Alexandre Dumas ou Eugène Sue) davantage que de Charles Dickens, est ingénieux, sensible et même émouvant, si on se laisse conduire par lui. On peut regretter que le réalisateur ne se soit pas davantage attaché à la figure de Sydney Carton (Ronald Colman), avocat alcoolique sceptique, misanthrope, amer, désabusé, las de tout et surtout de lui-même, qui se prend d’amour pour la ravissante Lucie Manette (Elizabeth Allan), réfugiée à Londres, fille d’un médecin français à peine libéré de la Bastille et elle-même amoureuse, puis épouse de Charles Darney (Donald Woods).
Darnay est, en fait, un aristocrate libéral, neveu du terrifiant marquis de Saint-Evremond (Basil Rathborne).
À la suite de dix péripéties il est condamné à mort, enfermé à la prison de La Force. Par amour pour Lucie et parce que sa vie ne lui dit plus grand chose, Carton va se substituer à lui et marcher à la guillotine en protégeant un peu une pauvre petite couturière (Isabel Jewell) condamnée pour rien…
Et ses dernières paroles seront assez belles, avant de se livrer aux égorgeurs : C’est de loin la meilleure chose que j’ai faite. Et de très loin le seul vrai repos que j’aurai connu.
Si cela pouvait inspirer un peu plus d’horreur pour la période la plus noire de notre Histoire… ■
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