Par Eugénie Bastié
Cet article publié dans Le Figaro de ce matin (9 février). Selon Eugénie Bastié, ANALYSE – Il est évident que les médias influencent l’opinion – c’est pourquoi la question du pluralisme est au cœur du débat démocratique -, mais l’opinion indéniablement influence aussi les médias. C’est à lire. Le lecteur jugera, commentera.
« En cachant ce qui est essentiel, en grossissant ce qui est accessoire, ces médias façonnent, orientent, hystérisent pour certains le débat » Bande-annonce du documentaire Media Crash
En trois jours, trois épisodes sont venus mettre la question de l’objectivité journalistique au cœur de la campagne.
D’abord, le meeting d’Éric Zemmour à Lille, où l’ancien journaliste devenu candidat a dénoncé la « propagande immigrationniste, woke et décoloniale de France Inter », ciblant le manque de pluralisme supposé du service public devant des partisans chauffés à blanc qui n’ont pas hésité à huer en chœur les médias. Le soir, sur ce même service public, l’émission « On est en direct », de Laurent Ruquier, accueillait le directeur de Mediapart Edwy Plenel. Un échange violent l’a opposé à l’acteur Gérard Darmon, qui l’a traité de « Tartuffe » et de « Père Fouettard ». Sur Twitter, l’homme à la moustache et aux yeux de bouddha rieur s’est défendu de cette attaque contre « le journalisme », le vrai, le bon, le sien, « celui qui enquête, cherche et révèle au service de l’intérêt public » et dénoncé « l’avènement d’un monde où les informations sont étouffées sous les opinions ». Mediapart et Edwy Plenel n’auraient pas d’opinions ? On sourit.
Service public
Enfin mardi matin, la journaliste Apolline de Malherbe s’est vu répliquer de la part d’un Gérald Darmanin exaspéré par une question sur son bilan sécuritaire « J’ai regardé votre logo, je pensais qu’on était sur CNews mais en fait on est bien sur BFM » , le ministre de l’Intérieur l’accusant d’une « présentation rapide et un peu populiste » des faits, tout en ajoutant cette question agressive : « Vous faites de la politique ou vous êtes journaliste ? ». Comme s’il existait une cartographie médiatique non écrite qui supposait une certaine bienveillance à l’égard du gouvernement sur la chaîne d’info numéro 15.
Service public, journalisme d’«investigation», chaîne d’info continue : trois médias, trois reproches. Au premier, on fait grief de ne pas répondre à sa mission de pluralisme et de ne laisser sur ses ondes qu’un strapontin à la droite médiatique. Au second, on reproche de se parer du manteau de l’objectivité pour faire avancer un agenda idéologique et une certaine morale, clairement ancrés à la gauche de la gauche. On accuse le troisième de faire le jeu du populisme et de l’extrême-droitisation du débat.
Notre système médiatique ressemble au canard-lapin de Wittgenstein, dessin qui, selon le regard qu’on porte sur lui, fait apparaître une tête de lapin ou une tête de canard. Chaque camp se dit minoritaire, isolé, écrasé. La ligne de partage, en vérité, se fait de plus en plus entre service public et médias privés. La droite accuse les médias d’être encore hégémoniquement aux mains de la gauche, alors même qu’un certain pluralisme, incomparable à la « pensée unique » qui régnait jusqu’aux années 2010, s’est établi. Pour la gauche, au contraire, la bataille médiatique aurait été gagnée par la droite et celle-ci imposerait artificiellement ses thèmes qui n’auraient rien à voir avec les priorités des « vraies gens ». Ainsi le « sentiment d’insécurité » serait construit de toutes pièces par l’omniprésence des faits divers dans les médias. « En cachant ce qui est essentiel, en grossissant ce qui est accessoire, ces médias façonnent, orientent, hystérisent pour certains le débat », dit la bande-annonce du documentaire Media Crash, coproduit par Mediapart. Comme si les thèmes de l’insécurité ou de l’immigration – c’est indéniable, plus présents sur les chaînes d’info continue que sur le service public et Mediapart – étaient moins importants que les vacances à Ibiza de Jean-Michel Blanquer ou les homards de François de Rugy.
La question du pluralisme
La conviction que les médias font l’opinion recoupe le point de vue hyperconstructiviste d’une certaine sociologie qui pense que tout est construction sociale, et que la bataille des idées n’est qu’une bataille de discours n’ayant aucune accroche avec le réel qui n’existe que s’il est de gauche. Cette vision suppose une conception infantilisante du citoyen-téléspectateur : s’il vote à gauche, c’est parce qu’il a été « éveillé » aux problématiques sociales et environnementales, s’il vote à droite, c’est qu’il a été « manipulé » par l’exacerbation de thématiques identitaires ou sécuritaires. Si la gauche martèle que la droite triomphe grâce à la télévision, c’est qu’elle digère mal sa défaite idéologique qu’elle veut attribuer à la concentration économique des médias plutôt qu’à son incapacité à répondre efficacement aux attentes majoritaires.
Il est évident que les médias influencent l’opinion – c’est pourquoi la question du pluralisme est au cœur du débat démocratique -, mais l’opinion indéniablement influence aussi les médias. Une large partie d’entre elles considérait être mal représentée dans le champ médiatique. CNews a investi ce segment laissé en jachère comme Mediapart en a investi un autre. Les médias font-ils pour autant l’élection ? « On conduit aujourd’hui les lecteurs comme on n’a pas cessé de conduire les électeurs », écrivait Péguy (De la raison). On ne conduit plus aujourd’hui ni les électeurs, ni les lecteurs. Nous sommes dans ce que Régis Debray avait baptisé « l’hypersphère », ce «nouveau système viral, transversal et rétif à toute position de surplomb» dans lequel nous sommes entrés selon lui en 2005, date du non à la Constitution européenne. Le non avait triomphé, remarquait-il, en dépit du fait que tous les éditorialistes, toutes les chaînes d’information publiques ou privées avaient « de mille manières et trois mois durant, martelé le oui et moqué le non ». Signe que le contrôle médiatique n’avait plus d’emprise.
Dans une société fracturée, où la dynamique des réseaux sociaux imprime le rythme effréné de l’indignation, du clash et où une polémique chasse l’autre, la caractéristique de notre système médiatique est bien plus l’archipellisation que l’hégémonie d’un camp sur l’autre. ■
Eugénie Bastié
Analyse intéressante de la situation médiatique en France selon moi, merci a Eugénie Bastié pour cette article fort intéressant et instructif !!