Elu à l’Académie française, en 1935, Jacques Bainville explique les raisons de l’exceptionnelle amitié qui l’a lié sa vie durant aux fondateurs de l’Action Française, dans une belle allocution – très émouvante, si l’on songe que, atteint d’un cancer, il lui reste moins d’un an à vivre – au cours de la petite fête organisée dans les locaux du journal, alors rue du Boccador.
« Mesdames, mes chers amis, Je suis trop ému pour vous remercier, autrement que par des phrases maladroites, de votre présence et de tant de témoignages affectueux. Laissez-moi seulement vous dire que ce n’est pas moi que l’on fête aujourd’hui, mais l’amitié et la fidélité. Ce matin, dans un faisceau de palmes trop généreuses, Pampille (1) m’en a décerné une qui me touche entre toutes. Elle a rappelé délicatement, avec des mots de poète comme elle seule sait en trouver, que, depuis plus d’un quart de siècle, nous étions tous unis dans la bonne et la mauvaise fortune, dans les jours de bonheur et dans les jours de malheur. Oui, je crois que si nous avons montré quelque chose, c’est que l’amitié n’est pas une chimère. Ce n’est pas non plus un mérite. C’est la plus grande douceur de l’existence.
Jeudi dernier, quand Léon Daudet est venu m’embrasser, il m’a dit un mot qu’il me permettra de citer, parce que c’est tout lui, avec son cœur, sa bonne humeur, son magnanime détachement de lui-même : « Voilà le plus grand plaisir que j’aie eu depuis longtemps dans ma chienne de vie. » Entre nous, il avait même dit un autre mot que « chienne ». Et il avait raison.
L’existence de chacun de nous n’est belle que de la part que nous prenons à ce qui arrive de bon à ceux qui nous sont chers. Il y a vingt-huit ans, depuis la fondation du journal, que nous sommes assis, Léon Daudet et moi, à la même table de travail. Rue de la Chaussée-d’Antin, rue Caumartin, rue de Rome, rue du Boccador, cette table magique est toujours revenue. Je crois que, si on voulait la scier, elle résisterait comme du granit, bien qu’elle ne soit que de bois blanc.
Nous sommes tous différents ici. Nous avons nos façons de voir les choses, nos goûts personnels, nos manières de penser et de travailler, et nous ne nous chicanons jamais sur l’accessoire. Nous ne sommes pas libéraux, mais nous respectons, nous aimons même la liberté de chacun de nous. C’est ce qui fait notre harmonie. Sans un nuage !
S’il y a vingt-huit ans que nous nous faisons vis-à-vis, Léon Daudet et moi, il s’en est écoulé trente-cinq depuis que j’ai rencontré Charles Maurras « Au signe de Flore » (2). J’ai pu, une fois, lui adresser un livre avec cette dédicace que, sauf le jour, je lui devais à peu près tout. Je veux simplement, dans cette circonstance, le lui répéter devant nos camarades présents et disparus, devant ceux que je vois avec les yeux du corps, devant Maurice Pujo (le tiers d’un siècle d’amitié, avec lui aussi, un véritable « Règne de la grâce », une esthétique de l’affection, et devant ceux que je revois avec les yeux de l’esprit, Léon de Montesquiou, Henri Vaugeois, Lucien Moreau, la primitive école de la petite revue grise (3), qui était déjà grande par le culte des idées.
Et ce sont les idées qui ont rassemblé, dans la génération qui suit la nôtre, cette jeunesse à qui je dois une très grande joie. Au nouvel académicien, les étudiants de France veulent bien offrir son épée. Rien ne pouvait le toucher davantage.
Je sais aussi que Maxime Real del Sarte (4) doit ciseler la garde de cette arme symbolique. En le remerciant, j’évoque aussi le temps où je l’ai vu débuter dans la bataille et dans l’art, svelte comme un de ces éphèbes florentins du peintre illustre dont il porte et perpétue le nom.
Mesdames, mes chers amis, je vous dis merci pour cette fête de l’amitié et du souvenir, pour cette intimité, pour cette affection à laquelle vous avez associé les miens, pour tant de paroles bienveillantes qui resteront toujours gravées dans ma mémoire. » ■
(1) : Pampille, pseudonyme de Marthe Daudet, née Allard, seconde épouse de Léon Daudet.
(2) : « Au signe de Flore » est le titre d’un ouvrage de Charles Maurras, sous-titré « La fondation d e l’Action française, 1898-1900» : « …au coin de la rue saint Benoît, devant la statue du philosophe Diderot…. Là existait, il y a trente ans (le livre de Maurras est paru en 1931, ndlr), là subsiste, bien rafraîchi, trop redoré, au premier étage d’un café de quartier, un restaurant fort simple, que décora jadis une statuette de sa marraine, la jeune Flore, au-dessus de la porte d’entrée. Là, le fait exprès des destins voulut que, sous le signe et la protection de cette déesse du Printemps, fussent élevées les premières et bien bruyantes rumeurs de notre Action française ».
(3) : La « Revue de l’Action française » fut d’abord un bulletin bimensuel, le « Bulletin de l’Action française », lancé le 10 juillet 1899, et vite appelé « revue grise » à cause de la couleur de sa couverture ; d’un format un peu plus grand, elle devint la « revue bleue », puis le quotidien, à partir du mars 1908.
(4) : Andrea del Sarto fait partie de la cohorte d’artistes italiens appelés par François premier pour illustrer les Arts, sous toutes leurs formes, dans le Royaume. Son lointain descendant, Maxime, était sculpteur : il fonda les Camelots du Roi, dont il devint le chef. Il a réalisé la garde des épées d’académicien de Maurras et de Bainville (sur laquelle figure une Minerve, dont une chimère essaie, en vain, de rogner les ailes…)
Publié le 9 février 2022 – Actualisé le 20 avril 2023
L’amitié, un des derniers biens qui nous aient été laissés…
Quelle belle ode aux amis ! On y perçoit combien amitié et intelligence se mêlent indéfectiblement : l’une ne saurait se manifester sans l’autre. Et quelle intelligence, d’ailleurs, que celle de Bainville ! Par conséquence immédiate, quelles touchantes – et, au fond, poignantes – réception et expression de l’amitié !
Que graine soit semée ; et qu’elle lève.
«Amour éternelle»
…ainsi qu’aimait à clore toute chose écrite le très honorable, noble et altier Pontus de Tyard, scandaleusement éliminé de la mémoire «culturelle» postérieure…
Gloire à l’immense Bainville, au géant Daudet, à l’incomparable Maurras. Profonde Paix…
«Et prions Dieu que tous nous veuille absoudre» (François Villon.)
Quel plaisir de lire David Gattegno quand il n’est pas vraiment trop long, quand il ne jargonne pas plus que de raison, quand il y a une unité de sujet de son propos, quand il ne vole pas d’un thème, d’une époque, d’une civilisation à l’autre, comme pour s’amuser. Ou nous éblouir.
Il parle de l’amitié de ces trois hommes admirables avec une délicatesse, une compréhension de la vraie nature de leur amitié qui manifeste l’amitié que lui-même leur porte. Cor cordis loquitur dit-on. Ce doit être ici le cas de David Gattegno. Et c’est sans doute pour ça que son commentaire d’aujourd’hui ne m’agace pas et au contraire me touche.
Mais, de grâce, il faudra bien que David Gattegno nous dise plus avant qui fut Pontus de Tyard, éventuellement qu’il écrive un article sur lui.