PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro d’hier samedi 12 février. Mathieu Bock-Côté y prêche pour la réhabilitation de la philosophie politique et il a raison. Edgar Morin, lui aussi, en a déploré la disparition ou, du moins, son influence devenue quasi nulle sur la vie politique et sociale. Edgar Morin distinguait les trois grands courants entre lesquels pouvaient se distribuer les idées politiques : Marx pour la Révolution, Tocqueville pour le libéralisme, Maurras pour la Tradition. Mathieu Bock-Côté cite divers intellectuels d’aujourd’hui pouvant se rattacher, plutôt, au courant de la Tradition. Nous relevons dans sa courte énumération des noms de personnes dont nous apprécions les travaux. Constituent-ils, du moins autant qu’il se peut, un ensemble cohérent ? Capable de restaurer une philosophie politique de nature à influer de nouveau efficacement sur le monde politique actif et sur la société ? Dans ce cas, de Platon à Pierre Boutang, ne faudrait-il pas aussi faire retour aux sources profondes de la philosophie politique occidentale ? La question mérite d’être posée. Cela dit, sur le fond, comme sur bien des sujets, avec Mathieu Bock-Côté, nous sommes sur la même ligne.
« Une question s’impose: sommes-nous les témoins et les pathétiques acteurs d’une bataille déjà perdue sans que nous le sachions ? »
Chaque époque sait normalement traduire les grandes questions qu’elle se pose dans le langage de la philosophie politique. Cette dernière explore les grandes querelles qui la traversent. La deuxième moitié du XX siècle ne lui fut pourtant pas favorable: le triomphe du marxisme et, plus largement, le déploiement institutionnel et théorique des sciences humaines et sociales l’ont déclassée. Les esprits les plus puissants embrassèrent ces dernières, alors qu’ils se laissaient happer et même hypnotiser par le fantasme de la déconstruction intégrale de la civilisation occidentale, qu’il fallait anéantir une institution à la fois pour que renaisse la figure de l’homme nouveau. Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Alain Touraine participèrent à cette entreprise. Bien des esprits mineurs s’y engouffrèrent aussi. Ils dominent encore l’université.
Mais l’antique tradition voulait renaître, et c’est aux États-Unis qu’elle resurgit. John Rawls voulu en porter l’étendard en renouant, à travers son ouvrage A Theory of Justice, avec la quête des principes permettant une société juste sous le signe d’un contrat social renouvelé. Les débats se multiplièrent mais se sont finalement empoussiérés. Cet ouvrage suscita une admiration qui suscite avec raison la perplexité. En Allemagne, à travers une trajectoire intellectuelle bien différente, Jürgen Habermas a représenté l’autre visage de cette stérilisation de la philosophie politique. On se demandera un jour comment ces deux auteurs ont pu passer pour des philosophes majeurs, ceux captant le mieux l’imaginaire de leur temps.
La philosophie politique est pourtant essentielle et peut éclairer ce début de millénaire en explicitant son fil conducteur existentiel. C’est ce que fait Alain Finkielkraut, qui cherche à décrypter la singularité des temps présents. C’est ce que fait aussi Pierre Manent, méditant sur l’impuissance politique européenne à la lumière des textes classiques, alors que certains voudraient les laisser dans le domaine de l’érudition pure. C’est ce que fait Chantal Delsol, qui pense l’ultime agonie du monde chrétien et sa signification à l’échelle de l’histoire. C’est ce que fait Marcel Gauchet, qui pense les mutations de la démocratie, son dédoublement et, plus encore, son retournement contre elle-même. C’est ce que fait Bénérice Levet en interrogeant les idoles idéologiques actuelles. Tous touchent directement ou indirectement la question du régime.
Comme l’a noté l’historien des idées américain Daniel Mahoney, qui se veut aussi un héritier intellectuel de Raymond Aron, c’est en France qu’on trouve aujourd’hui la conception la plus féconde de la philosophie politique.
Risquons une hypothèse: il en est ainsi car la France refuse de réduire le politique à une définition strictement pragmatique et procédurale de gestion des intérêts contradictoires composant une société. Il en est probablement ainsi aussi car la France ressent plus intimement que d’autres nations le changement de civilisation entraîné à la fois par l’effondrement des cadres sociaux traditionnels et la grande mutation démographique qui frappe l’Occident. Peut-être sommes-nous contemporains de la fin d’une civilisation, comme l’a suggéré Michel De Jaeghere dans ses derniers livres. Une question s’impose alors: sommes-nous les témoins et les pathétiques acteurs d’une bataille déjà perdue sans que nous le sachions?
À l’origine de la modernité, on le sait, surgit la question du contrat social. Comment justifier l’association des hommes entre eux dans une communauté politique qui aliène une part de leur liberté originelle? À partir de quelles justifications légitimer l’obéissance des hommes à un souverain auquel ils participent à travers le mythe essentiel de la souveraineté populaire? Elle resurgit aujourd’hui avec une radicalité nouvelle. Qui est le peuple de la souveraineté populaire? Quelle est la nation de la souveraineté nationale? On retrouve ici la question centrale de l’identité, qui en fait frémir plusieurs, mais qui traduit simplement une observation remontant à Montesquieu: un peuple ne tient pas que par ses lois mais aussi par ses mœurs. Que se passe-t-il quand ces mœurs se dissolvent et sont contestées? Vincent Coussedière la reprend aujourd’hui dans ses travaux sur le populisme.
La question du meilleur régime est de retour: c’est la question des Anciens. La question du peuple revient: c’est la question des Modernes. Ces deux questions s’accouplent: tel est le défi intellectuel d’un monde hanté par la possibilité de son effondrement, et qui doute même de son droit d’exister, au point de s’enivrer au nom d’un progressisme exalté à l’idée de son auto-anéantissement. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques(éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
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