Les deux impérialismes anglo-saxon et russe, le rôle déstabilisateur du Royaume-Uni dans la crise, la défaite terrible de l’Union européenne qui sera la première victime des sanctions lancées contre la Russie : alors que le président russe Vladimir Poutine lance l’offensive en Ukraine, l’eurodéputé (RN) et expert en géopolitique Hervé Juvin, grand connaisseur de la Russie, détaille, dans un entretien réalisé ce 23 février par Boulevard Voltaire, les grands enjeux de ce conflit majeur en Europe.
Vous êtes euro député et membre du groupe Identité et Démocratie. Vous êtes auteur, essayiste et vous avez écrit de nombreux ouvrages d’économie et de géopolitique. Je vous remercie d’accorder une interview à Boulevard Voltaire. Aujourd’hui, nous allons parler de l’Ukraine.
Que se passe-t-il en Ukraine ? Comment a-t-on pu arriver à un niveau de tension aussi élevé ?
C’est plus qu’un niveau de tension. Nous sommes face à des opérations militaires dont nous savons assez peu de choses sinon qu’elles sont intenses, qu’elles opposent des milices et des mercenaires côté ukrainien aux forces des Républiques autonomes du Donbass. Ces combats sont intenses. Certains parlent de combats de chars. Il y a des victimes et une évacuation massive de civils. Plusieurs dizaines de milliers sont en train de quitter les régions de Donetsk et de Louhansk pour se réfugier vers la Russie. Nous sommes dans une situation qui tourne à la guerre et qui naturellement provoque l’inquiétude de toutes les grandes puissances.
Que s’est-il passé entre 2014 et 2022, alors que la guerre était « stabilisée » ?
Le front a toujours été chaud. On parle d’une dizaine de milliers de victimes depuis 2014 et depuis le coup d’État organisé à Kiev par les services américains, par l’argent américain et par Victoria Nuland qui se félicite d’ailleurs d’avoir dépensé un milliard de dollars pour réussir ce coup d’État.
Nous sommes dans une situation qui nous impose de revenir à l’histoire.
L’histoire interprétée très différemment selon qu’on soit à l’Est ou à l’Ouest est l’histoire du berceau de la Russie. À l’origine, la Russie c’est Kiev, c’est la conquête mongole, c’est l’éparpillement du royaume. Le coeur de la Russie a commencé à battre à Kiev et on ne peut pas l’oublier. Ce sont ensuite les vicissitudes d’une histoire qui font que l’Ukraine indépendante n’a pratiquement jamais existé. Il y a eu une Ukraine indépendante à peu près entre 1917, la Révolution russe et 1921. Ensuite, il y a eu une Ukraine indépendante dont l’indépendance doit tout à la décision de l’Union soviétique de dissoudre la fédération, dont les frontières doivent tout à des tracés assez aléatoires réalisés du temps de Khrouchtchev.
On a un État dont l’Ouest dit qu’il a tous les privilèges d’un État-nation souverain dont les Russes ont quelques raisons de penser que d’une manière ou d’une autre, il fait toujours partie de la communauté de vie et de la communauté politique russe.
J’ajouterais que la différence saute aux yeux. À l’ouest de l’Ukraine, la population est polonaise parce qu’elle a appartenu à la Pologne. Une partie de la population se sent très proche de la Hongrie et serait disposée à se retrouver hongroise. Je crois d’ailleurs que les passeports hongrois sont largement distribués à l’ouest de l’Ukraine.
Et puis, tout à l’Est, vous avez de même qu’en Crimée, une population à 80 % russophone dont tout l’attachement se fait du côté de Moscou et de la Russie. Elle représente à peu près 20 % de la population, ce qui n’est pas rien sur quelques-unes des terres riches notamment en charbon et riche en installation industrielle. Si je puis le dire ainsi, le visage actuel de l’Ukraine n’est pas le visage d’un État-nation unifié. Le visage de l’Ukraine est le visage d’un État composé de différentes régions qui, toutes pour des raisons historiques et pour des raisons religieuses, regardent vers d’autres pays. Les uns vers la Pologne et la Hongrie et les autres vers la Russie. En clair, l’État-nation ukrainien est une création extraordinairement récente, extraordinairement fragile et extraordinairement minée par des élites corrompues et par des dirigeants qui doivent beaucoup plus à la faveur occidentale qu’au suffrage universel et à la décision de leur peuple.
À vous entendre, c’est un pays très fragmenté.
Je dirais factice. Il n’y a pas de peuples ukrainiens, mais une population à l’Ouest qui manifestement est européenne. Elle est européenne par ses comportements, par son mode de vie et par ses souhaits de consommation. Elle parle assez massivement anglais. On voit bien qu’à l’ouest de l’Ukraine, il y a une population qui ne demande qu’à se lier à l’Ouest. Et on voit bien à l’inverse qu’à l’Est on a une population, certes minoritaire, qui se sent très profondément russe. L’une des raisons du conflit actuel c’est que le gouvernement ukrainien n’a jamais reconnu les accords de Minsk qui prévoyaient d’accorder une large autonomie au territoire de Donetsk et de Louhansk et notamment il demandait la reconnaissance de la langue russe et de l’enseignement russe. Or, Kiev interdit l’enseignement du russe, tente de limiter la pratique du Russe et en même temps de museler tous les médias en russe. C’est évidemment inacceptable pour une population qui est très majoritairement russophone. En Crimée, un référendum donnerait probablement aujourd’hui 80 % de voix en faveur du rattachement à la Russie. Le sentiment, en partie légitime de nos voisins russes, c’est que l’Ouest pratique le deux poids deux mesures. Quand il s’agit de démembrer la Yougoslavie, quand il s’agit de séparer le Kosovo de la Serbie, les peuples n’ont jamais été consultés. On a fait appel à des principes juridiques sans jamais tenir compte de la réalité de la volonté notamment des Serbes orthodoxes. C’est un peu la même chose qui sévit aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine où était mis en place un représentant doté de pouvoir absolument exorbitant. C’est un Allemand qui occupe le poste. Il fait la loi, peut révoquer des juges, peut changer à peu près tout ce qu’il veut en Bosnie-Herzégovine, sans aucun accord de la population et sans jamais le recours au suffrage universel.
On peut considérer que l’Ouest pratique deux poids deux mesures. Faites ce que je vous dis de faire et ne faites pas ce que je fais. Il y a une loi qui s’applique à mes ennemis, je m’applique à moi-même une loi différente. On peut comprendre que dans le cas de l’Ukraine comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres situations dans le monde, nos voisins russes ne sont pas très satisfaits qu’une règle internationale soit à ce point biaisée.
Il y a quand même un nationalisme ukrainien. Ne pensez-vous pas que les Ukrainiens soient prêts à mourir pour ce pays et pour ce qu’il a pu être en période où il existait en tant qu’État-nation ?
En 2014, nous avons vu de très nombreux Ukrainiens se rassembler et se battre.
Une grande partie de l’Ouest ukrainien se sent européen et regarde vers l’Ouest. Il est clair aussi que la propagande américaine massive joue un grand rôle dans ce mouvement.
Vous avez tout à fait raison, il y a aujourd’hui des milliers de jeunes ukrainiens qui cherchent à s’engager et qui rejoignent les milices qui se battent sur le front de l’Est. C’est une situation extrêmement dangereuse, notamment parce qu’elle fait dans certain cas, appel à ce que vous appelez le nationalisme ukrainien qui dans beaucoup de cas, emploie des symboles nazis ou le fameux bataillon Azov. D’autres forces sont tout ce qu’il reste en Europe de ce qui a été le nazisme et de ce qu’a été le suprémacisme et les formes les plus atroces que nous ayons connues. C’est toujours vivant en Ukraine. À cet égard, il y a une étonnante conjonction entre les États-Unis qui ont bien pris soin de retirer tout le personnel diplomatique et tous leurs conseillers militaires, mais qui poussent à la guerre celles et ceux qu’ils envoient au front de manière totalement irresponsable, opérant des livraisons d’armes massives que l’Allemagne a bien eu raison de refuser et opérant des livraisons d’armes massives pour des troupes peu contrôlées.
Le pire ce sont ces attaques qui peuvent être sous responsabilité russe comme elles peuvent être sous responsabilité ukrainienne, disons clairement britanniques et américaines. Il y a beaucoup de pousses aux crimes dans cette affaire, c’est ce qui me rend extrêmement prudent parce qu’il y a à tout moment des provocations, des actes qui dépasseraient la volonté de leurs auteurs pour provoquer une guerre aux conséquences incalculables.
Nous avons face à face des acteurs totalement rationnels. Je crois à la rationalité d’Antony Blinken, je crois à la rationalité de Vladimir Poutine et de Sergueï Lavrov, probablement le plus grand ministre des Affaires étrangères que l’on connaisse depuis dix à vingt ans. À cet égard, je le dis avec un grand sourire, il a probablement succédé à Henry Kissinger. Tous sont des adeptes de la Realpolitik. Ce sont des gens qui poursuivent leur intérêt national, ce sont des gens qui n’ont aucun intérêt à déclencher une guerre mondiale. Je pense que le conflit s’arrêtera sur cette proclamation et cette reconnaissance de l’indépendance des territoires du Donbass à l’initiative du président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée Douma à Moscou. LaDouma a fait une proposition acceptée par le président Poutine qui signifie qu’en cas d’invasion de ces Républiques reconnues par la Russie, la Russie serait légitime à intervenir. Je pense que l’affaire devrait s’arrêter-là et que la communauté internationale va tout faire pour calmer les choses. Je vous dirais que le grand perdant de cette affaire risque d’être l’Union européenne. Le grand perdant risque d’être le concept d’autonomie stratégique mis en avant par le président Emmanuel Macron. L’Union européenne sort divisée, affaiblie et peut sortir soumise plus qu’avant aux intérêts américains.
Vous évoquiez les intérêts russes. J’aimerais comprendre, quels sont-ils ?
En rattachant cette partie de l’Ukraine à la Fédération de Russie, ils savent très bien qu’ils vont s’exposer à des sanctions économiques extrêmement fortes de la part de l’Occident. Souffrent-ils de ces sanctions ?
L’auteur de l’excellent livre Prisoners of Geography, décrit très bien que s’il était Poutine il ne dormirait pas la nuit en pensant à l’immense espace qui s’étend à l’Ouest et qui ne protège la Russie contre aucune invasion. C’est l’obsession historique d’un empire russe. Quand on n’a pas de frontières naturelles, on est sans cesse conduit à étendre son territoire, car seule la distance le protège. Or, la propagande américaine nous montre sans arrêt des troupes russes manœuvrant sur leur territoire. Jusqu’où peut-on interdire à un État souverain de faire circuler ses propres troupes sur son territoire ? Les Américains oublient soigneusement de nous montrer la carte et l’encerclement de plus en plus étroit de la Russie par les bases militaires américaines et surtout par les batteries de missiles américains qui sont installés partout de la Pologne à la Géorgie en passant par la Roumanie et la Bulgarie et qui encerclent littéralement la Russie. La Russie ne peut pas l’accepter, car des engagements avaient été pris après la dissolution pacifique de l’Union soviétique, engagement vis-à-vis de Gorbatchev, à la fois par James Baker et par le dernier ambassadeur américain qu’à l’Union soviétique. Ils en ont témoigné. Lorsque l’Allemagne s’est réunifiée et que l’OTAN ne s’étendrait plus à l’Est, ces engagements n’ont pas été tenus. Les États-Unis et la Grande-Bretagne profitant de l’affaiblissement de la Russie ont étendu leur base militaire jusqu’aux frontières très proches de la Russie. Cet encerclement est inacceptable pour la Russie. C’est exactement la même chose que ce qui s’est passé lors de la crise des missiles de Cuba. Il faut accepter la notion de voisinage stratégique et il faut accepter la notion d’espace de sécurité. De la même manière que la France a soutenu l’action des États-Unis pour empêcher l’installation de bases de missiles nucléaires russes à Cuba qui menaçait directement les côtes de la Floride et le territoire américain, de la même manière nous devons reconnaître qu’il est inacceptable pour la Russie que des bases de missiles que l’on dit défensifs, mais qui peuvent être transformés en missile d’agression en quelques heures, soient installées aux frontières mêmes de la Russie. Il faut accepter la notion d’espace de sécurité.
La question que vous m’avez posée sur ce qui était en train de se dérouler, c’est un affaiblissement considérable de l’Union européenne. L’Union européenne a été divisée, va se voir contrainte d’acheter en masse du matériel américain et va devoir s’intégrer davantage au dispositif militaire américain. Je crains que la fin de l’histoire se calme assez vite entre la Russie, l’Ukraine et les États-Unis, mais je crains que la grande perdante de l’histoire ce soit toute notion d’indépendance européenne, d’autonomie stratégique européenne et il faut bien le dire, une soumission encore plus avancée à l’OTAN.
Cette histoire ukrainienne ne va-t-elle pas sonner le glas de la relation Europe Russie ? Une relation dans laquelle Poutine tenait ?
Il faut penser au grand jeu qui est en train de se dérouler. Les États-Unis souhaitent isoler la Chine et la Russie. Ils essaient de le faire aussi bien en mer de Chine que par l’alliance entre l’Australie, la Grande-Bretagne et le Canada. On voit l’agressivité du monde anglo-saxon se développer sur tous les fronts. La grande question est de savoir qui est le gagnant dans ce jeu et qui va l’emporter.
C’est ici que je serais très prudent. La puissance militaire américaine demeure sans égal. Je pense que le vrai sujet c’est que les États-Unis ne sont plus vus dans le monde comme une puissance de progrès. Leur démocratie est totalement confisquée au profit de quelques milliardaires. La démocratie américaine s’achète, on l’a bien vu lors de l’élection de Joe Biden. Les milliardaires américains entendent faire la loi, partout où leurs milliards peuvent leur acheter des voix. Ce sont les actions criminelles d’un certain nombre de fondations et d’OMG en Europe pour déstabiliser des gouvernements pourtant légitimement élus. Doit-elle accepter de se laisser inféoder aux États-Unis ou doit-elle tenter le monde multipolaire que l’on annonce ?
Cela veut dire être un pôle de puissance et donc de disposer d’une autonomie stratégique nouvelle. Cela veut dire, remettre clairement en cause notre appartenance à l’autre, non pas au traité de l’Atlantique Nord, mais au commandement intégré de l’OTAN qui est le moyen du complexe militaro-industriel américain. Je pense que c’est le grand jeu qui est en train de se livrer. Nous sommes en train de perdre une première manche dans cette partie. La conséquence la plus immédiate du conflit ukrainien c’est une soumission accrue de l’Europe, la fermeture de Nord Stream 2 et tout simplement le fait que l’Allemagne doit payer beaucoup plus cher du gaz naturel liquéfié produit dans des conditions écologiques catastrophiques, puisque c’est pour beaucoup du gaz de schiste en se privant du gaz naturel russe beaucoup moins cher et de meilleure qualité pour des raisons géopolitiques dont la maîtrise nous échappe totalement.
Il est évident l’Union européenne musèle la diplomatie de ses pays membres. En revanche, si on prend le cas du Royaume-Uni qui a quitté l’Union européenne depuis plusieurs années, il a été tout autant agressif avec le gouvernement russe puisque c’est le Royaume-Uni qui a armé principalement les forces ukrainiennes.
L’agressivité des Britanniques à l’égard de l’Union européenne suit le Brexit, à tort ou à raison. Je ne me prononcerais pas sur ce point. Les Britanniques ont le sentiment d’avoir été mal traités à l’occasion des négociations du Brexit. La Grande-Bretagne reprend sa politique de toujours qui a été de diviser le continent. Diviser, éviter tout rapprochement entre l’Europe de l’Ouest et la Russie ou les pays de l’Est, semer des foyer de trouble, notamment dans les Balkans ou à l’est, et éviter qu’il n’y ait jamais une alliance trop forte entre la France, l’Allemagne et les puissances continentales. On sait que c’est l’obsession traditionnelle de la diplomatie britannique. Elle est en train de fonctionner à plat. La Grande-Bretagne a une responsabilité éminente dans l’hystérisation du débat, dans la manipulation de l’opinion, dans la propagande de masse que nous subissons depuis quelques semaines contre la Russie à propos de l’Ukraine.
La Grande-Bretagne aujourd’hui est le premier fauteur de trouble et de guerre en Europe.
Comme nous l’évoquions hier, Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance des Républiques populaires du Donbass. Le président ukrainien, Zelensky a immédiatement appelé ses alliés à être encore plus fermes dans la réponse. Il a prévenu qu’une invasion russe serait probable.
Selon vous, comment cela va-t-il se passer ?
Personne ne peut prévoir ce qui se passe. Je crois que nous avons des auteurs rationnels. Je crois réellement que la Russie n’a aucun intérêt à s’attaquer à l’armée ukrainienne et n’a aucun intérêt à aller à Kiev. Qui a envie de se mettre sur les bras, un État faillit, corrompu et mafieux comme l’est aujourd’hui l’Ukraine ?
Si la situation ne s’apaise pas assez vite, je ne sais pas ce que vont donner les sanctions économiques. Le grand risque c’est que l’Ouest s’isole. Jusqu’ici les sanctions économiques n’ont pas posé beaucoup de problèmes à la Russie. Elles en ont posé beaucoup plus à l’Union européenne qui est la grande perdante de cette affaire.
La grande inquiétude que je peux avoir c’est que personne ne contrôle ce qui se passe sur la ligne de front et personne ne peut contrôler l’usage d’armes livrées de manière extrêmement irresponsable aux milices et aux mercenaires ukrainiens. Dans ces conditions, un dérapage est possible à tout moment, ce qui justifierait une réponse militaire d’un côté ou de l’autre. Dans ce cas-là, personne ne peut exclure une escalade qui peut-être formidablement rapide et formidablement destructrice. C’est l’inquiétude que l’on peut avoir. On ne saurait que rappeler les acteurs de l’accord de Minsk. On ne saurait qu’inviter des parties prenantes à revenir à ce qu’était l’autonomie du Donetsk et de Louhansk dans le cadre de l’Ukraine. Je crains malheureusement que la page de retour aux accords de Minsk ne se retourne. ■
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