Par Pierre de Meuse.
Qu’est-ce qu’une nation qui change de frontière et de nom tous les deux siècles ?
Si cette variabilité ne suffit pas à le priver d’identité, elle rend nécessaire un petit effort de compréhension pour les Français ignorants que nous sommes, car on ne peut saisir la complexité du présent sans connaître les grandes lignes du passé. Un passé déjà ancien puisqu’il remonte au IXe siècle. En 860 en effet, les Vikings de l’est de la Scandinavie et leur chef RÆrik (en vieux norrois), qui étaient comme leurs cousins de l’ouest aussi bons commerçants qu’ils étaient brigands, fondent une principauté sur les bords du Dniepr, usant de l’axe nord-sud pour commercer avec Byzance. C’est cette principauté qui est à l’origine de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, laquelle ne se nommera pas ainsi avant de longs siècles. On la nomme à l’époque Ruthénie, ou Esclavénie, ou tout simplement Rus de Kiev.
Une descendante de ce RÆrik deviendra d’ailleurs Reine de France en épousant en 1051 notre roi Henri I°. À l’époque, le schisme d’orient n’est pas encore consommé. Il n’aura lieu qu’en 1054 avec la proclamation du patriarche de Kiev, qui fait de cette ville le berceau de l’«orthodoxie». Deux points importants pour la longue mémoire à laquelle Poutine se réfère dans son discours historique annonçant la guerre.
La principauté de Kiev va se morceler en plusieurs principautés rivales, qui seront tour à tour la proie des Tatars mongols pendant trois siècles. Les princes russes sont vaincus de 1223 à 1241 et devront se soumettre au khanat de la « Horde d’or ».
La domination turco-mongole va durer trois siècles, jusqu’en 1475. C’est de cette époque que date la teinte « orientale » de la Russie : despotisme, sacralisation de l’État, même non chrétien, brutalité des procédés de gouvernement.
En 1475 la libération des peuples dominés par la Horde d’or (Image) prendra fin en plusieurs étapes, grâce à l’union des principautés concernées, principalement conduites par le prince de Moscovie, Ivan III. Ce qui reste de royaume mongol va se soumettre aux Tatars de Crimée, eux-mêmes dans l’orbite de l’Empire turc.
Cela dit, la Horde d’or avait déjà dû reculer depuis un siècle au sud et céder la place à un autre acteur de l’Histoire à l’est de l’Europe, finalement peu connu des Français : le Royaume de Pologne-Lithuanie, notamment sous la dynastie des Jagellon. En 1362, la plus grande partie de l’Ukraine est annexée par cet énorme empire, qui enracine sa suzeraineté jusqu’aux confins de la Russie et même au-delà (voir carte ci-dessous).
On voit que tous les États baltes, ainsi que la Biélorussie et même la Prusse proprement dite tombent à cette époque sous la domination d’un pays conquérant, en ce temps-là. Les polonais tentent aussi de conquérir la Russie, et d’ailleurs, par parenthèse, réussirent par deux fois à donner le trône de Moscou à un membre de leur dynastie, suite à la mort sans héritier du Tsar Féodor I°. Ils appuient d’abord un usurpateur à leur dévotion, Dimitri, en 1604, mais celui-ci ayant été assassiné, ils attaquent la Russie, prennent Moscou en 1609, et, après avoir humilié le Tsar Basile Chouilsky (Image), mettent le fils de Sigismond III Vasa, Wladislaw, à sa place. Cela reste anecdotique car en 1611, une révolte chasse les Polonais de Moscou et ouvre le règne des Romanov.
Ce qui n’est pas anecdotique, c’est que, durant près de trois siècles, ce que nous appelons l’Ukraine est dominé par un État féodal et catholique, en contact avec l’Europe de l’ouest, entretenant des relations contrastées, mais suivies avec le Saint-Empire, la Suède et le Danemark. Il en résulte une évolution particulière de cette région, à la différence de la Russie moscovite.
• D’abord, les Polonais sont peu nombreux, et ne vont nullement chercher à assimiler les populations locales. Ils installeront un système latifundiaire, et s’octroieront d’immenses domaines où règne le servage.
• La noblesse locale sera mollement invitée à se convertir au catholicisme, mais ils chercheront – et réussiront en partie – à ramener à Rome les patriarcats de cette région. Ce sera la création des Églises uniates, peu appréciées par les pouvoirs russes successifs.
• La langue russe, peu parlée par les élites polonaises, va prendre un tour archaïque et patoisant. (À suivre) ■
À noter que sur cette carte, les frontières en rouge sont les frontières actuelles, de même que les noms de pays, dont beaucoup n’existaient pas au XV° siècle, ou se trouvaient ailleurs.
En complément de cette étude, on ne peut que conseiller le magnifique ouvrage de l’historien Michel Heller ( né en Biélorussie en 1922, condamné à 15 ans de camp par le pouvoir communiste, exilé en Pologne puis en France où il sera professeur d’histoire et de civilisation russe à la Sorbonne) : Histoire de la Russie et de son Empire, un monument de 1400 pages dans la nouvelle édition en collection Tempus, où l’intérêt ne faiblit jamais. Une somme sans doute indépassable.
Quand les lumières dispersent l’hystérie ! Merci pour ces précisions. J’aimerais mieux comprendre le sens d’expressions comme Tatar mongols et Tatars de Crimée. Les Tatars sont-ils un peuple ou simplement une « Tatarophonie » ou quelque chose approchante ?
Excellent . Une mise en perspective ( historique ) est toujours bénéfique .
( Outre « Dimitri » , n’y aurait il eu aussi un -ou plusieurs- « faux Dimitri » ? )
Le mot « tatar » a désigné plusieurs peuples différents, mais qui tous étaient musulmans et parlaient une langue turque de l’ouest. Comme le nomadisme était également un trait commun de ces peuples, on a également utilisé le terme pour les déserteurs des armées lithuaniennes, russes, suédoises ou polonaises, qui avaient rejoint des groupes errants.