Par Pierre de Meuse.
On ne s’étonnera pas qu’avec cette accumulation hallucinante de mauvais traitements une bonne part de la population ukrainienne ait accueilli avec joie l’arrivée des troupes hitlériennes. Une fois de plus les Allemands étaient partie prenante à l’indépendance ukrainienne, toujours avec la même insincérité. Cette fois-ci encore de nombreux patriotes se firent enrôler dans les troupes auxiliaires allemandes. Beaucoup pensaient ainsi combattre pour la libération de leur pays. Le régime soviétique ne le leur a pas pardonné*. Pourtant, en 2019, les membres de Organisation des nationalistes ukrainiens et de cinq autres milices fascisantes obtiennent officiellement le statut d’anciens combattants, bénéficiant des mêmes avantages donnés aux anciens soldats ukrainiens de l’Armée rouge. Leur influence est toujours importante aujourd’hui, ce qui explique les mercuriales de Poutine sur la « dénazification de l’Ukraine ».
Tout cela fonctionne jusqu’en 1992, moment où l’URSS se disloque. On assiste alors à un phénomène étrange d’inversion : ce qui était effectif s’évapore (le PC, l’URSS, les infrastructures) et ce qui était formel et théorique (les formes juridiques, les frontières, les superstructures) apparaît en relief comme doté d’une force indiscutable. Ainsi une Ukraine indépendante voit le jour, dotée d’un territoire plus vaste que sa surface historique, et comptant des minorités linguistiques et nationales importantes. À l’est, une Russie diminuée, dans un état chaotique, doutant d’elle-même, en proie aux mafias et aux anciens hiérarques du Parti qui se sont partagés les actifs du capitalisme d’État. Des hommes d’État ukrainiens dignes de ce nom auraient pu se poser la question fondamentale de la relation à adopter avec les pays d’Europe occidentale, et celle avec les deux autres nations issues de la Rous originelle. Hélas, il n’y en eut pas. L’Ukraine resta prisonnière de sa corruption et de son ressentiment. Lorsque, après l’épisode Eltsine, la Russie recherche à nouveau un destin national, la question de celui de l’Ukraine devient vitale. En effet ce pays est ce que l’on appelle un État-tampon, qui est à la charnière de deux entités différentes, ou du moins qui se considèrent comme telles pour l’instant. Quelle doit être la politique d’un État-tampon ? La réponse est simple : il doit tenir la balance égale entre les deux entités. Tout simplement pour ne pas être manipulé ou écrasé par l’une des deux. Et pour cela, il doit avoir une véritable politique. Il doit en permanence négocier de manière indépendante avec chaque entité sans jamais se lier durablement avec l’une des deux. À cet égard, la politique de l’Ukraine à partir de 2005 est un modèle de ce qu’il ne faut pas faire. Comme pays pauvre honteux de sa pauvreté, il piétine aux portes de l’Union Européenne, quémandant une adhésion que celle-ci, pour des raisons évidentes, ne peut pas lui accorder. En tant que nation composite et dominée par des élites prédatrices, il est, plus qu’aucun autre, vulnérable aux tentations des puissants, au premier rang desquels les USA. Enfin, nation historique hantée par son passé proche, il cultive ses rancunes à l’égard de son voisin. Or les Etats-Unis ont un objectif géopolitique permanent à l’égard de la Russie : celui de l’empêcher d’être grande et indépendante. Depuis trente ans, ils déversent des milliards de dollars sur les États issus de l’ancienne URSS pour les détacher de la Russie, et même pour en faire des instruments carrément hostiles à son égard**.
Si les deux premiers présidents de l’Ukraine, Kravtchouk et Kouchma, purent malgré leur médiocrité négocier avec la Russie, oscillant sans cesse d’un clan à l’autre, ils ne purent empêcher le désordre de la « révolution orange », en fait un coup de force déclenché par les USA. Le troisième président, Viktor Iouchtchenko, élu sur un programme de rapprochement avec l’OTAN, sera incapable de faire face à la situation économique catastrophique du pays. Son successeur, Viktor Ianoukovitch, rétablit la confiance avec la Russie, mais se montre incapable de faire face à la « révolution de Maïdan », causée par les mêmes forces extérieures que la révolution orange, mais avec des moyens beaucoup plus importants. Son successeur Petro Porochenko réédite à peu de choses près les évènements du mandat de Iouchtchenko, et il s’efface dans le discrédit.
Il est remplacé par un acteur de série télévisée, Volodimyr Zelensky, qui s’est rendu célèbre en jouant dans une œuvre de fiction le personnage d’un homme politique génial qui réforme son pays en supprimant la corruption et en assainissant l’économie. Il est élu avec 73% des voix, ce qui en dit long sur l’état de l’opinion en Ukraine. En fait, depuis son élection, il se montre naïf et ignorant, mais surtout perméable à la corruption, notamment à l’égard des USA qui l’incitent avec succès à bloquer toutes les réformes qui pourraient rassurer la Russie.
La suite est connue, seul l’avenir est incertain. (Suite et fin) ■
* Voir à ce sujet l’excellent film « Vent d’est » de Robert Enrico (1993)
** Depuis 1991, les USA financent des groupes politiques en Ukraine par l’intermédiaire d’ONG. Selon Victoria Nuland, représentante du Bureau des Affaires Européennes à Washington, affirme que ce financement a dépassé 5 milliards de dollars depuis la fin de l’URSS. Par exemple, Madeleine Albright finança officiellement le renversement de Leonid Koutchma en 2004 par un crédit de 65 millions de dollars. Citons parmi les organisations d’influence monnayée le Carnegie Institute, l’Open Society Institute de George Soros, le National Democratic Institute for International Affairs, et la Freedom House, proches du gouvernement américain.
À noter que sur cette carte, les frontières en rouge sont les frontières actuelles, de même que les noms de pays, dont beaucoup n’existaient pas au XV° siècle, ou se trouvaient ailleurs.
Se reporter aux 2 parties précédentes de cette « suite » : (1) et (2)
Voici trois articles remarquablement concis et clairs.
Bravo et merci, Pierre !