Par Hilaire de Crémiers.
Il n’était question que de mondialisation heureuse chez les dirigeants occidentaux. Changement de programme.
Il est difficile de savoir si Poutine a réfléchi à toutes les conséquences de sa décision d’envahir l’Ukraine. Les premiers résultats sont là. Le sentiment national ukrainien s’est ressaisi. Plus il y aura de morts, plus il y aura d’attaques de villes – et ce n’est pas fini –, plus la population dans sa majorité se rebiffera devant de tels procédés. Il devait penser que l’affaire serait expédiée en un rien de temps. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Si la guerre s’installe dans la durée, il n’échappera pas à une résistance qui trouvera dans le passé des motifs puissants de se durcir.
Certes, comme il l’a lui-même expliqué avec trop de désinvolture, d’inexactitude et de mépris pour justifier son intervention, l’Ukraine est composite, c’est le moins qu’on puisse dire, partagée de langues, de traditions, de religions – et ce n’est pas rien, vu le passé –, d’histoires mêmes et d’origine, entre Ruthénie, Rus’ de Kiev, Petite Russie, Nouvelle Russie, cosaques Zaporogues, plus les installations de populations de la Grande Catherine et les déplacements opérés sous Staline, Khrouchtchev y ajoutant la Crimée par pur arbitraire. Ces disparités n’ont cessé de raviver des oppositions presque claniques, d’Ouest en Est, du Nord au Sud, avec des constitutions de milices et, il est vrai, certaines nazies, jusqu’à des points de rupture qui transformaient l’état central de Kiev en unique enjeu de pouvoir, de domination et de corruption. Il n’empêche que l’Ukraine formait une entité – et pas seulement juridique – qui se reconnaissait elle-même comme telle, historiquement et précisément par la reconnaissance collective de ses citoyens dans leur plus large ensemble. Surtout après l’éclatement de l’Union soviétique et après tant de souffrances indicibles – la grande famine ! –, tant de persécutions continues subies sous le joug de la dictature moscovite. Ce fut vécu comme une libération nationale.
Comprendre le conflit
Que Poutine ait réintégré la république de Crimée dans la fédération de Russie en 2014 à la suite de « l’Euromaïdan » et de la destitution du président Ianoukovytch, en protestant de l’illégitimité du nouveau gouvernement, cette décision pouvait se comprendre et même se justifier, la Crimée ayant toujours été russe, comme le prouvaient ses multiples différends avec l’Ukraine, ce que confirmera de façon éclatante le référendum d’adhésion. D’ailleurs, les protestations internationales ne furent que rhétoriques ; les sanctions furent plus dommageables pour ceux qui les prenaient, comme la France, que pour la Russie qui en fit un instrument de développement. La résolution de l’ONU fut plus théorique que pratique devant l’abstention de nombre de ses membres.
En 2008, la Géorgie de Saakaschwili avait eu affaire à Poutine pareillement, la Russie reconnaissant la souveraineté de deux régions en sécession, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud qui pour se protéger demandaient leur rattachement à la Russie. Ce qui fut fait. Le président Sarkozy par son intervention immédiate et directe arrêta un Poutine prêt à aller avec ses chars jusqu’à Tbilissi. C’était assurément un précédent qui pouvait déboucher sur une politique systématique de récupération de terres russes irrédentes. Et, en effet, ce fut le cas en 2014 pour les deux républiques autoproclamées du Donbass dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk, à l’Est de l’Ukraine, aux frontières de la Russie. Les populations s’y considèrent comme russes. Poutine se constitua leur protecteur, y compris militairement. Les accords de Minsk, renouvelés deux fois, garantis par la France et l’Allemagne, bien qu’ils fussent des cottes mal taillées, auraient dû servir de règles puisqu’ils avaient été acceptés par les deux parties ukrainiennes en conflit. Il n’en fut rien. Le gouvernement ukrainien concrètement n’en voulait pas, considérant qu’ils attentaient à sa souveraineté territoriale, et les deux parties continuèrent à se bombarder et se provoquer sur une ligne de front sans cesse disputée. Poutine exigea ; Zelensky se déroba, après avoir pourtant, lors de son élection comme président de l’Ukraine, et depuis encore, assuré de son engagement pour une vraie conciliation. Ces brefs rappels sont nécessaires pour comprendre, l’opinion publique occidentale étant sous influence américaine. Car les USA sont constamment présents derrière toute cette politique d’endiguement de la Russie, en utilisant l’OTAN et l’Union européenne comme moyens de pression pour réduire progressivement l’influence russe. Tout ce que l’on sait du milieu washingtonien le prouve amplement. Avant d’oser s’en prendre à la Chine, tout ce qui contribue à abaisser et humilier la Russie sert la politique américaine. C’est plus facile évidemment.
L’erreur
Poutine s’est tout à coup irrité, voyant que Zelensky demandait expressément le rattachement de l’Ukraine à l’Union européenne et sollicitait l’aide de l’OTAN, en cas de conflits. Il a voulu d’abord impressionner, puis, comme les USA se moquaient en dénonçant ses projets, il attaqua avec violence en cette fin de février. Par tous les côtés. En ne respectant ni les règles de belligérance, ni, bien sûr, le droit international.
Erreur, sauf s’il s’arrête pour monnayer. Il veut la mer d’Azov, Marioupol, et la mer Noire, peut-être Odessa. Se garantir le canal de Crimée. Et puis, après ? Son nationalisme impérial est exaspéré, car il pense que l’Ukraine n’est que russe, comme la Biélorussie, sauf à être nazie comme il le dit, ou polonaise. Il aurait gagné à être patient et retors. Il avait suffisamment d’influence dans le monde pour contrecarrer le projet américain. Là, il risque de tout perdre alors qu’il avait redressé l’économie russe et restauré l’État après 60 ans de bolchevisme et 20 ans d’anarchie où prospérait l’oligarchie. Coup de folie d’un homme solitaire ? Enfin, faut-il le dire, il n’est pas permis de faire tuer des gens pour rien ! Ni de jeter des populations sur les routes de l’exode.
Zelensky organise la résistance, appelle aux armes, recrute des brigades internationales, joue à fond le jeu de la démocratie contre la dictature, de la victime contre le bourreau. L’Amérique, l’Europe, le monde doivent prendre parti pour lui. Il veut à toute force mondialiser le conflit. Et voilà que le Tribunal pénal international est saisi du cas Poutine pour crime contre l’humanité.
Erreur surtout, parce qu’il a constitué par sa brutalité, allant jusqu’à brandir la menace nucléaire, un front uni et presque universel contre lui. La Suisse neutre par principe, elle-même ! La Russie va en payer le prix. Les sanctions, surtout financières et économiques, produiront et produisent déjà d’effroyables dégâts. Le système bancaire peut s’effondrer, la pénurie engendrer la famine.
Notre ministre Bruno Le Maire s’est distingué par sa cruauté irresponsable et sadique de grand bourgeois. Il aura des émules. Mais gare au retour de bâton, car il y aura des rétorsions. L’enchaînement est inévitable. Les intérêts des entreprises françaises sont touchés. En Russie d’abord.
L’Union européenne fait bloc. Ursula von der Leyen qui n’est que présidente d’une Commission, en principe non exécutive, décide avec son vice-président sans même en référer au Conseil ni au parlement, d’acheter des armes pour l’Ukraine, ce qui est un acte de guerre. Se rend-elle seulement compte ? Bonne occasion d’une prise de pouvoir démagogique. Telle est la logique de cette Union européenne qui pourrait déclencher les pires catastrophes. Par une montée aux extrêmes incontrôlables. L’opinion manipulée de tous côtés s’enflamme et jette des anathèmes. Le parlement européen est dans une excitation de résistance anti-russe qui laisse présager des décisions aberrantes. Les pays de l’Est, si réticents sur les politiques européennes, entrent dans le jeu, chacun avec sa visée. L’OTAN est reconstituée, elle qui était en état de « mort cérébrale » selon Macron. Au grand bénéfice des USA qui ont à nouveau à leur disposition leur porte-avion lance-missile avancé face à la Russie. Fournir des armements, pointer des armes, disposer des bataillons tout autour de la Russie, n’est-ce pas le but renouvelé de l’Alliance ? L’Allemagne a trouvé dans le dispositif sa place. Elle veut devenir pionnière, même en matière militaire, s’apercevant de ses faiblesses. Elle aussi donne des armes. Elle change de stratégie, quitte à perdre Nord-Stream 2. Elle paye ses inconséquences et devra y remédier. Car que fera-t-elle devant une crise majeure de l’énergie ? Le chancelier Olaf Scholz est décidé à remplir un rôle de premier plan auprès de Macron.
Macron chef de guerre
Macron, lui, ne s’arrête pas. Il va de coup de jet en coup de jet, de visioconférences en réunions, de conseils de Défense en conférences au sommet. Coup de téléphone sur coup de téléphone : tour à tour et successivement, Poutine, Zelensky, Biden, Johnson, Scholz, von der Leyen, Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie, Maia Sandu, présidente de la Moldavie. Et, maintenant, le Japon, l’Australie, le monde entier. Il est le patron dans cette affaire, le plus intelligent et le plus capable ! Il sait, il voit, il tient les cartes. Il s’exprime comme un chef de guerre qui fait la guerre, et d’abord une guerre morale, au fauteur de guerre, avec les armes du droit, au nom sacré de la Démocratie dont il est le champion. Il ne transige pas.
Il est le président du seul pays européen, la France, qui possède une armée – bien que très fragile comme le révèle un dernier rapport parlementaire – et surtout une dissuasion nucléaire ; il en est le chef et le seul décideur. Il est président en même temps – mais en tant que chef d’État – de l’Europe, ce dont il compte profiter pour en faire avancer la construction fédérale, dont l’Europe de la défense et de la finance. Pour en faire une Europe souveraine, dotée de la puissance. Il exerce en 2022, toujours en même temps, la direction et le commandement de la force de réaction rapide de l’OTAN, appelée Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF), c’est-à-dire, concrètement, toutes les forces disponibles sur le théâtre européen. Tant de pouvoir pour un seul homme qui se croit tout permis ! Puisqu’il a pesé la responsabilité et jugé la faute du coupable.
Ses leçons de morale n’ont aucun effet sur la crise. Peut-il convaincre Poutine alors qu’il le condamne exclusivement, qu’il a donné tant de gages à Zelensky et qu’il installe des troupes et des armements en Roumanie, bientôt aux Pays baltes ? Est-il même maître de ses décisions, inséré comme il est dans des structures qui le dépassent et, quoi qu’il en veuille, qui le commandent ? Les jours qui viennent seront décisifs. Mais pour lui, malgré l’horreur des temps, tout semble lui sourire : il a vaincu la covid à qui il avait déclaré la guerre ; il va pouvoir l’annoncer. Reste à vaincre l’hydre réactionnaire sous forme poutinienne. Il ne saurait avoir de concurrents dans cette mission suréminente. Le progressiste mondialiste est devenu le patriote intransigeant. Sa marche vers l’élection présidentielle sera triomphale. À moins que Paul Reynaud ne succède à Daladier, le héros en paroles à l’incompétent hésitant. La République connaît ! ■
Il était tout de même difficile à Poutine de laisser l’OTAN installer des missiles atomiques à 5 minutes de Moscou, car, alors, il n’avait plus de marge pour résister. Il était à la merci d’un adversaire implacable déterminé à briser son pays. Hilaire devrait y réfléchir avant de parler d’erreur fatale. Ne rien faire aurait été aussi une erreur. Il faudrait également tenir compte du fait que le choix du maître du Kremlin n’est pas d’écraser l’Ukraine sous les bombes mais d’étouffer et de désorganiser sa défense, même si c’est plus coûteux en morts russes.