FIGAROVOX, 4 MARS 2022 : GRAND ENTRETIEN AVEC JEAN-CHRISTOPHE BUISSON – À l’occasion de la réédition de l’ouvrage collectif, Les grands duels qui ont fait la France, augmentée d’un chapitre, le directeur-adjoint du Figaro Magazine réveille le souvenir des duels qui ont fait l’histoire de France.
Les événements qui se déroulent en Ukraine nous rappellent justement combien l’ennemi est nécessaire pour bâtir une histoire commune qui n’existe souvent que dans les discours et les vœux pieux.
FIGAROVOX. – À la veille de l’élection présidentielle, vous publiez une nouvelle édition de votre ouvrage, Les grands duels qui ont fait la France , augmentée d’un chapitre sur celui de 2016-2017 entre François Hollande et Emmanuel Macron. Plutôt qu’une histoire en surplomb, c’est l’histoire des hommes et des passions que vous avez décidé de mettre en avant ?
Jean-Christophe BUISSON. – Nous pensons en effet, pour reprendre une formule célèbre, que ce sont bel et bien les hommes qui font l’histoire… même s’ils ne savent pas quelle histoire ils font ! Sans doute les grands mouvements économiques, climatiques ou sociaux ont-ils leur rôle dans la marche du monde, mais l’élément décisif est toujours l’homme, à la fin. Et l’homme, aussi rationnel soit-il ou cherche-t-il à être, reste le jouet des passions. C’est-à-dire des ambitions, des rivalités, des jalousies, des haines, des peurs. Le retour du tragique auquel on assiste depuis quelques jours en Europe orientale nous rappelle par ailleurs que « l’homme est un loup pour l’homme » (Hobbes). Toujours plus enclin à faire la guerre à son voisin qu’à chercher à construire une relation faite d’amour, de paix et de fraternité sans ombre. Comme la religion, la politique a pour but de canaliser cette tendance naturelle, que réfutent les rousseauistes béats, et d’éviter ainsi que ce soit en permanence la guerre de tous contre tous. Mais elle n’a de cesse de surgir et ressurgir. Y compris dans cette forme qu’on appelle le duel.
De Louis XII et Charles le Téméraire, à la tragédie Pétain-de Gaulle, jusqu’à la trahison Macron-Hollande : qu’ont en commun tous ces duels ?
Ils montrent combien l’Histoire est avant tout un théâtre. Avec ses décors : les Cours de l’Ancien Régime, les assemblées d’élus, les arrière-cuisines des sièges de partis politiques, les plateaux de télévision. Ses personnages aux caractères bien définis : la naïve Marie de Médicis et le calculateur Richelieu ; le rusé Talleyrand et le rude Fouché ; le flamboyant Clemenceau et le terne Poincaré ; le mol Hollande et le déterminé Macron. Ses rebondissements incroyables : l’arrestation de Fouquet sur ordre de Louis XIV ; la rupture entre Pétain et de Gaulle, qui ont longtemps entretenu une relation quasi filiale ; le surprenant pacte Chirac-Mitterrand de mai 1981 ; l’exécution de Danton avec la bénédiction de Robespierre ; l’affaire Clearstream. Sans oublier ses répliques qu’on croirait parfois sorties d’une pièce de Molière, Racine ou Shakespeare ! Souvenez-vous du mot du géant chouan Georges Cadoudal après sa rencontre avec Bonaparte : « Quelle envie j’avais d’étouffer ce petit homme entre mes deux bras ! » Ou de Clemenceau sur Poincaré : « Poincaré appartient à la génération de la République faite qui n’eut pour souci que de s’y installer ». Ou encore ce dialogue entre François Mitterrand et Michel Rocard en mai 1991 : Mitterrand : « Il faut traiter le problème des rumeurs de remaniement. – Je suis bien d’accord, Monsieur le Président. – Vous me donnerez donc votre démission après le conseil des ministres ».
Les issues ont-elles toujours une portée aussi retentissante au regard de l’histoire ?
On ne peut certes pas comparer avec ceux d’autrefois les duels contemporains, qui se passent souvent à fleurets mouchetés, ne font que des victimes symboliques et ne bouleversent pas en profondeur la société française. Même si leur mécanique est identique, les disputes Chaban-Pompidou, Balladur-Chirac, Copé-Fillon et Hollande-Valls paraissent bien anecdotiques au regard de celles des siècles précédents. Certaines d’entre elles, pourtant nées parfois de simples querelles d’orgueil, eurent des conséquences immenses. La victoire de Louis XI sur Charles le Téméraire a ni plus ni moins mis fin à la féodalité en France. L’assassinat du duc de Guise sur ordre de Henri III a signifié la fin des illusions politiques des catholiques ultra rêvant de s’emparer du trône de France. La mise à l’écart de Marie de Médicis au profit de Richelieu lors de la Journée des Dupes engagea le pays pour une longue et coûteuse guerre contre l’Espagne et les Habsbourg. Derrière le rideau rouge du théâtre se déploie une véritable réalité politique.
Quel est, selon vous, le duel le plus mythique de l’histoire ?
Pour être honnête, aucun de ces duels franco-français n’a la dimension de ceux qui ont opposé Alexandre Le Grand et le roi des rois perse Darius, Napoléon Ier et Alexandre Ier ou Hitler et Churchill. Sous nos latitudes, il est plutôt question d’affaiblir ou d’éliminer de la scène politique un adversaire que de le mettre à genoux ou de le détruire totalement. Peut-être parce que les protagonistes ont souvent bien des valeurs et des convictions communes, quand ils ne sont pas de la même famille ! Nous avons souvent affaire à des duels fratricides, au sens parfois premier du terme – ce qui nous ramène à ceux, fondateurs de notre civilisation, d’Abel et Caïn ou de Remus et Romulus. On peut penser que combattre un rival de sa famille (même si elle n’est que politique) atténue de quelques degrés la haine qu’on peut éprouver pour lui. Donc la violence de ses actes à son encontre. Après tout, de Gaulle a bien refusé que Pétain, condamné à mort, soit exécuté… Et le vainqueur du duel du second tour de la prochaine élection présidentielle ne jettera pas son adversaire au cachot.
Aujourd’hui, a-t-on encore le sens de l’affrontement ?
L’affrontement, le duel, n’a pas bonne presse. Il n’est pas très « citoyen », se moque du réchauffement climatique et de la démocratie participative, méprise les mouvements collectifs, ferme les yeux sur le racisme systémique, déchire en mille morceaux le contrat social, ignore superbement le bien commun et la république. Surtout, il laisse penser que la violence peut résoudre un problème face à un ennemi.
Mais les événements qui se déroulent en Ukraine nous rappellent justement combien l’ennemi est nécessaire pour bâtir une histoire commune qui n’existe souvent que dans les discours et les vœux pieux. Grâce à Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky est devenu le héros d’une nation qui ne voulait plus de lui, Emmanuel Macron connaît un regain de popularité sans doute inespéré et l’Europe devient autre chose qu’un espace socio-économique ! Soudain, on entend moins les vendeurs de bonheur obligatoire globalisé, les adeptes de la bienveillance systématique et ceux pour qui l’emploi d’un adjectif qualificatif a les allures d’une stigmatisation en bonne et due forme. Contre l’ours russe, les Bisounours sont partis en hibernation. Le réel vient de revenir en force dans notre monde en apesanteur, déconnecté de la réalité à force d’être ultra-connecté à la technologie, au virtuel. Et le réel porte en effet la violence, l’affrontement, comme les nuages portent la pluie. Quant aux naïfs qui considéraient ces notions comme obsolètes et accusaient ceux qui les utilisaient d’être des semeurs de haine inutile refusant de vivre dans une vaste « zone apaisée », les voilà servis. Local, national ou international, réel ou symbolique, personnel ou collectif, je crois que le duel a encore de beaux jours devant lui… ■