PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro d’hier, samedi 12 mars.
CHRONIQUE – Ceux qui avaient toujours rejeté la thèse de Samuel Huntington, soutenant que les grands affrontements du monde à venir seraient moins idéologiques que culturels, ont annoncé que la guerre d’Ukraine condamnait pour de bon cette théorie.
C’est une des phrases les plus entendues depuis deux semaines: l’invasion de l’Ukraine par la Russie aurait invalidé la théorie du choc des civilisations, formulée par Samuel Huntington au milieu des années 1990, pour fournir un cadre d’intelligibilité aux relations internationales après la fin de la guerre froide. Huntington soutenait que les grands affrontements du monde à venir seraient moins idéologiques que culturels. Il annonçait par là un monde multipolaire où s’imposeraient de grandes zones civilisationnelles, chacune ayant la tentation de s’imperméabiliser, ou du moins, de résister à la présence de l’autre en ses murs.
Triomphalement, ceux qui avaient toujours rejeté cette thèse ont annoncé que la guerre d’Ukraine condamnait pour de bon cette théorie. Sauf qu’un tel jugement repose sur une lecture non seulement simpliste, mais surtout inexacte, de la thèse de Huntington, bêtement réduite à une guerre entre l’Occident et l’islam, ou pire encore, à une lutte des religions et des races. Si Huntington était parfaitement conscient que la poussée de l’islam et sa pénétration accélérée du monde occidental par l’immigration massive serait au cœur du présent siècle, il ne l’y réduisait pas, et rappelait que les zones de contact entre les civilisations demeuraient potentiellement conflictuelles.
Ainsi, si l’agression de la Russie de Poutine se mène au sein du monde orthodoxe, il s’agit d’abord pour lui de le reconstituer et de le réunifier sous la figure de l’Empire russe, dont il entend reconstituer la puissance et la souveraineté contre le monde occidental, qui demeure finalement son grand ennemi. Dans la tête de Vladimir Poutine, pour reprendre une formule souvent utilisée depuis deux semaines, la guerre en Ukraine est une guerre interne au bloc civilisationnel dont il veut que la Russie soit le pôle central, le pôle dominant, le pôle impérial. Dire cela ne revient d’aucune manière à trouver la moindre excuse à cette invasion, mais simplement à rappeler qu’elle n’invalide pas une grille de lecture du monde encore féconde.
Il ne s’agit pas ici de sauver à tout prix un cadre théorique qui comme tous les cadres théoriques, était exagérément simplificateur. On rappellera néanmoins que la thèse de Huntington a engendré un débat où elle a été maintes fois amendée. On le verra notamment dans les controverses propres à la politologie conservatrice américaine, chez James Kurth, une grande figure de la théorie des relations internationales, qui soutenait que le vrai choc des civilisations était interne à l’Occident, entre ceux qui lui demeuraient fidèles, et la nouvelle civilisation issue des «radical sixties» qui la répudiaient, se définissant par la célébration caricaturale des nouvelles minorités et de la diversité.
Cette redéfinition du choc des civilisations se conjugua un temps avec une autre thèse, celle de la faille atlantique, séparant l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, la première se prêtant encore des vertus guerrières et une capacité à faire l’histoire, la seconde étant présentée comme le laboratoire de cette civilisation nouvelle, étrangère à l’histoire et au tragique, et se complaisant dans le culte des valeurs molles. La mouvance néoconservatrice, au moment de la guerre d’Irak, assimilait ainsi, de manière assez caricaturale, l’Amérique à Mars et à l’Europe occidentale à Vénus. L’Europe pacifiste n’était plus qu’une vieille entité presque morte, engluée dans son confort.
Paradoxalement, on pourrait inverser cette théorie avec la révolution woke. On répète à l’envi que les États-Unis se tournent aujourd’hui vers l’Asie pour des raisons géopolitiques, mais on oublie qu’ils ont d’abord voulu arracher leurs racines européennes au début des années 1990. Cette mutation identitaire post-occidentale fut repérable dans l’université à travers la querelle du canon des grandes œuvres, qu’il fallait «décoloniser», en l’arrachant à la figure tutélaire du « dead white male ». De la déconstruction de la littérature, l’université américaine en vient aujourd’hui au procès des études classiques, pour en finir avec Athènes et Rome, et en finir à travers cela avec la «blanchité». L’Amérique devient le symbole de la civilisation diversitaire.
Dans cet esprit, la civilisation occidentale reflue vers son berceau. Au terme de l’expansion européenne engagée à la fin du XVe siècle, on trouve la réfraction européenne. L’Europe est ainsi obligée de se définir autrement que dans le seul langage de l’universalisme, qui la condamne sinon à l’extinction symbolique. De retour dans son berceau, l’Occident doit penser sa singularité, son identité. Le monde multipolaire à venir l’y oblige. On ne retiendra pas de ces réflexions une reconduction de la théorie du choc des civilisations, mais son caractère pertinent pour penser le présent. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques(éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
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Merci à Bock-Côté pour ses belles analyses. Mais je ne suis pas convaincu par le terme de civilisation occidentale comme s’il y avait une identité commune à l’Amérique et à l’Europe. La ploutocratie américaine développe des valeurs propres au capitalisme protestant, qui laminent le monde en réduisant les hommes au statut d’homo oeconomicus, calculateur rationnel cherchant à maximiser son intérêt. Ce qui était à l’origine un modèle théorique a investi la réalité et a modelé les comportements humains. Nous, européens, sommes les héritiers d’une vieille civilisation fondée par Athènes, Rome et Jérusalem, nous avons un passé où ont dominé les valeurs aristocratiques, au antipodes de celles du monde marchand, et dont il n’est pas dit qu’elles soient définitivement effacées. La remarque de Bock-Côté selon laquelle l’Amérique, du moins les USA, rompt avec la civilisation européenne avec ces pathologies intellectuelles que sont le wokisme et la cancel culture est vraiment pertinente. On voit dans les universités américaines gagnées par le gauchisme culturel une véritable haine, le mot n’est pas trop fort, de ce qui fait le meilleur de la civilisation européenne, et le drame est que ce mouvement s’installe ici, non seulement à l’université, y faisant naître une nouvelle forme de fanatisme et d’obscurantisme, mais aussi dans certains courants politiques. Il n’y a qu’à écouter ce qui se raconte du côté d’EELV avec l’hystérique Sandrine Rousseau parlant de Ku Klux Klan pour désigner un candidat à la présidentielle qui n’a pas l’heur de lui plaire, ou de la tête de liste socialiste aux régionales, faisant l’éloge de la discrimination raciale à l’égard des blancs pour être éclairé, ou une gauche de plus en plus gagnée par le culte de la diversité et le multiculturalisme. Bock-Côté a raison quand il parle d’une Europe d’aujourd’hui se complaisant dans le culte des valeurs molles, le droitdelhommisme, la repentance, la promotion des pathologies, il n’y avait qu’à voir l’Assemblée nationale décorée aux couleurs des LGBTQRTZRBO2+. En France, c’est l’école qui enseigne la haine de soi, le président de la république qui affirme qu’il n’y a pas de culture française, qu’il faut déconstruire l’histoire de France, qui parle de son pays comme d’une start-up, ce qui est l’insulter. Il faudra un sérieux réarmement moral en Europe, qui passera par un rejet des déchets envoyés par l’infra-civilisation américain, par un retour à nos racines pour que notre civilisation se reprenne et se réaffirme N’est-il pas trop tard, tant l’américanisation des moeurs est déjà profondément installée, tant dominent les « valeurs »marchandes, l’économisme, et tant s’affirme la volonté de l’oligarchie européenne de faire de ce continent une zone neutre quant aux valeurs, unifiée par le marché, les droits de l’homme, l’individualisme frénétique, le consumérisme hébété, ouverte à toutes les invasions migratoires, islamisée. Et quant on pense que c’est la Russie que l’on nous présente aujourd’hui comme l’ennemi et la figure du mal !
faisant l’éloge de la discrimination raciale à l’égard des blancs, ou une gauche de plus en plus gagnée par le culte de la diversité et le multiculturalisme pour être éclairé.
Vu de Shanghai comme tout est différent : lumineuse analyse de Hu Wei qui remet les problèmes dans leur hiérarchie.
https://uscnpm.org/2022/03/12/hu-wei-russia-ukraine-war-china-choice/