On ne devrait pas ignorer les raisons qui ont donné naissance au conflit ukrainien en cours. Mais, en tout état de cause, la Russie a eu l’initiative d’attaquer l’Ukraine laquelle bénéficie de ce fait d’une immense campagne de soutien médiatique largement suivie par l’opinion. Une sorte d’hystérie pro-ukrainienne d’ampleur exagérée s’est emparée des sociétés occidentales – et, bien-sûr, française – sous l’empire de l’émotion et du conditionnement. Elle nous a fait penser à l’engouement en faveur de la Finlande qui a déferlé en France à la fin de 1939, à la suite de l’agression soviétique.
Pour s’en souvenir, nous publions ici un extrait du livre de Michel Franceschetti sur « Une drôle d’année à Marseille (3 septembre 1939-10 mai 1940) » (pages 147 à 153). Sa lecture est instructive.
Emballement pour la Finlande
Si les armes se sont pratiquement tues entre les lignes Maginot et Siegfried, elle parlent en Scandinavie où les Soviétiques attaquent la Finlande le 30 novembre.
Ce conflit, auquel ne participent ni les Allemands, ni les Anglais, ni les Français, suscite une intense émotion en France, notamment dans les milieux conservateurs, émotion qu’explique Eugen Weber: “pour la première fois depuis les années vingt, la Droite avait trouvé une cause qu’elle pouvait soutenir de tout cœur, une cause sans injustice comme pour l’affaire d’Abyssinie, sans rien de confus comme celle d’Espagne”[1]. De fait, les journaux de Bourrageas et de Fraissinet s’enthousiasment beaucoup plus pour le peuple finnois qu’ils ne l’avaient fait pour les Polonais.
Pour eux, la responsabilité de cette guerre incombe à l’U.R.S.S. La veille de l’offensive soviétique , Auguste Chainas ironise dans “Marseille-Matin” sur les motifs invoqués par les “Rouges”: “La chétive Russie est encore en grand danger. A peine parée la menace de l’Etat polonais (ce loup étranglé à temps par l’agneau soviétique), il a fallu se défendre contre les trois nations de proie baltes qui n’attendaient que l’occasion de se livrer à une lâche agression (…). Et voilà maintenant que la Finlande, avec ses 3.670.000 habitants, voudrait se jeter férocement sur les 180 millions de petits moutons bolcheviks affolés”[2]. De son côté, Émile Thomas s’alarme, le lendemain, du “cancer soviétique”: “le mal s’étend. Avec permission et encouragement de l’Allemagne, le communisme soviétique fait rage. De pays en pays, le cancer gagne les terres et les mers nordiques”[3]. Il s’indigne de “l’agression la plus abjecte de l’histoire, plus abjecte encore dans les prétextes invoqués que dans le fait pourtant assez odieux: la Finlande assaillie par une armée de pillards et d’assassins, cinquante fois supérieure en nombre”[4].
Pour arrêter ce “cancer” et stopper cette “agression abjecte”, les Alliés doivent aider les Finlandais. Telle est l’opinion de Thomas, dans « Marseille-Matin » après la condamnation, le 14 décembre, de l’U.R.S.S. par la S.D.N. qui “n’est qu’une dérision de plus si elle n’est pas suivie d’une action de défense commune et générale par les armes, par les munitions, par les avions”[5]. Pendant toute la campagne de Finlande, ses éditoriaux sont très violemment antisoviétiques, comme, par exemple, celui-ci: “La Russie rouge est un amas humain, pas autre chose, et le colosse soviétique n’a pas des pieds d’argile, mais de boue (…). On ne raisonne pas avec les loups enragés et les hyènes puantes. On les abat. Au secours unanime de la Finlande, il faut abattre la bête stalinienne. Les Anglais et les Français se chargeront d’abattre la bête hitlérienne”[6].
Mais il n’est pas précisé comment se fera cette aide, sauf le 10 janvier où “Le Petit Marseillais” reproduit, sans le prendre à son compte, un article du critique militaire du “Temps” recommandant l’envoi d’une flotte en Laponie et en Mer Noire. Si Thomas réclame ensuite “des avions et des armes de défense antiaérienne”, c’est uniquement pour “diminuer la fréquence des bombardements” sur les hôpitaux et les civils[7]. Le 26, le général Niessel s’affirme cependant partisan d’une conquête du Caucase. Le grand quotidien provençal fournit également une aide plus concrète en lançant des appels en faveur de la souscription du “comité d’aide et de secours à la Finlande” que préside Edgard David, président honoraire de la Chambre de Commerce, et dont fait partie Gustave Bourrageas[8].
L’attitude de “Marseille-Matin” est plus désabusée: l’éditorial du 2 décembre ne pense-t-il pas que “la France et l’Angleterre qui se sont données pour tâche de protéger le droit des
peuples ne peuvent pour l’heure agir dans la lointaine Baltique”? Trois jours plus tard, R. H. Maillard se sépare d’ailleurs de la position unanimement adoptée par la Droite française: “A moins d’organiser un corps de débarquement franco-anglais, on ne voit pas très bien comment, cette année-ci, on pourrait infliger à Moscou les représailles que méritent les dirigeants staliniens. Nous entendons rester avec eux sans conflit armé et conserver autant que possible cet état inventé jadis par Trotsky: Ni paix, ni guerre”. Il faut attendre le 26 décembre pour que Chainas écrive: “Il faut aider la Finlande (…) car elle est devenue la Belgique des nations scandinaves (…). Admirer, c’est bien! Venir en aide, et sans retard, c’est mieux!”.
Désirant justifier leur prise de position par un autre sentiment que le simple anticommunisme, les partisans de la Finlande mettent en avant la communauté de civilisation. Dès le 23 octobre, Benjamin Valloton considère, dans “Le Petit Marseillais”, que “la Finlande représente un des sommets de notre civilisation européenne”. Le même journal reprend, le 25 février, une phrase prononcée par l’académicien Henry Bordeaux dans une conférence salle du Colisée, boulevard Dugommier: “La Finlande défend la cause de la civilisation chrétienne”. Une longue étude sur la littérature finnoise était d’ailleurs arrivée à la même conclusion le 17 décembre, dans “Marseille-Matin”: “dans ses plus vieilles chansons comme dans ses romans d’aujourd’hui, l’âme finlandaise se révèle très loin du slavisme. On trouverait plus aisément des analogies entre ses œuvres littéraires et la latinité, le christianisme occidental”. Le 6 janvier, Maurice Ricord remarque même que “Marseille dont l’étendard est aussi d’argent à la croix d’azur” est “liée depuis 2.300 ans à la Finlande”, c’est-à-dire depuis le voyage de Pythéas !
Une telle disposition d’esprit explique l’enthousiasme de Ricord dans son compte-rendu de la conférence donnée au Gymnase, le 1er mars, par Mademoiselle Sophie de Mannerheim, fille du maréchal finlandais, devant “le plus nombreux auditoire qui se puisse imaginer et qui débordait même sur le plateau”. Cette jeune femme, “qui incarne la grâce du pays des neiges, (…) incarne pour nous le nationalisme fier et indépendant”. “Elle est animée par ce “sisu” (…) qui fait la noblesse et la vaillance du cœur finlandais. Et, de son pays, elle parle comme l’on entend parler de la France dans “la fille de Roland”. Maurice Ricord ne craint pas de conclure: “la Finlande défend plus que la civilisation occidentale et chrétienne. Elle défend le monde”. Par contre, la relation faire par “Le Petit Marseillais” n’oublie pas les détails matériels et rappelle la quête faite dans la salle par les dames de la Croix-Rouge et le don anonyme de 10.000 francs remis par l’intermédiaire du curé de Saint-Joseph.
Mais l’exaltation tombe une semaine plus tard, quand commencent les négociations qui aboutissent à la paix dans le nord-est européen, et les commentaires sont alors axés sur la faible importance que représentait le front finlandais. Maillard peut écrire, le 9 mars, que cette guerre “était pour nous une question assez secondaire au point de vue tactique, si elle était de premier rang au point de vue moral et international”. D’autre part, l’éditorial du “Petit Marseillais” rappelle, le 11, que “l’horizon boréal n’est pas celui que le destin nous assigne pour la conduite et la fin victorieuse de la guerre contre l’Allemagne”. Ces remarques sensées, parues alors que les combats ont commencé depuis trois mois et demi et alors que l’issue est certaine, peuvent être rapprochées de la façon dont la Pologne avait été laissée à son sort. Les journalistes, soit volontairement, soit sous la pression des services gouvernementaux, veulent ainsi rassurer l’opinion publique. S’ils se sont réellement rendus eux-mêmes compte que la France n’avait aucun intérêt dans cette partie du monde, il leur était possible de le faire savoir dès le mois de décembre. Ils ne l’ont pas fait car ce conflit permettait d’alimenter la campagne anticommuniste à laquelle ils participaient. ■
[1] Eugen Weber: “L’Action Française”, Paris, Stock, 1961, page 481
[2] “Marseille-Matin », 29 novembre 1939.
[3] “Marseille-Matin », 30 novembre 1939.
[4] “Marseille-Matin », 7 décembre 1939.
[5] “Le Petit Marseillais », 16 décembre 1939.
[6] “Marseille-Matin », 26 décembre 1939.
[7] “Marseille-Matin », 4 février 1940.
[8] “Le Petit Marseillais », 23 janvier 1940.
À lire…
De septembre 1939 à mai 1940, la France a connu une période qui n’est pas sans évoquer celle que nous traversons : un état de guerre, sans combat mais avec le couvre-feu et les privations que cela implique.
Pendant ces huit mois d’attente, on mit en place la défense passive, les restrictions alimentaires et la censure qui perdureront pendant toute la guerre. Déjà, se faisait sentir la dégradation de l’esprit public. Tandis que la figure du maréchal Pétain était de plus en plus présente, l’unité nationale disparaissait.
S’appuyant sur un dépouillement rigoureux de la presse locale, Michel FRANCESCHETTI brosse un portrait de Marseille au cours de cette « drôle d’année », comblant un vide de l’historiographie locale.
« Une drôle d’année à Marseille » édité aux Editions Gaussen, 216 pages, 18 euros, se trouve dans les principales librairies marseillaises et peut être commandé auprès de son libraire habituel ou bien par internet (FNAC, Cultura, Amazon, leslibraires.fr, Leclerc, etc.).
Je crois avoir lu que Maurras disait de la Finlande qu’elle représentait alors « les Thermopyles de la civilisation ».