Par Alexandre Devecchio.
Cette enquête, parue le 1er avril – et actualisée hier – dans FigaroVox, est particulièrement intéressante dans le contexte postélectoral hongrois marqué par la nouvelle victoire de Victor Orban. Elle n’était pas assurée selon les médias mainstream, elle s’est pourtant produite et avec netteté. On lira avec profit et sympathie ce qu’en a dit Alexandre Devecchio, envoyé spécial à Budapest pour l’occasion. La Hongrie modèle pour une Europe réenracinée à construire ? Même si la réponse ne peut qu’être nuancée, la question n’est pas illégitime.
ENQUÊTE – Le dirigeant souverainiste hongrois Viktor Orban a remporté le 3 avril une quatrième victoire d’affilée, bien plus facilement que prévu, à l’issue de législatives à l’ombre de la guerre en Ukraine. L’occasion d’explorer le laboratoire politique qu’est devenue en douze ans la Hongrie du premier ministre nationaliste et conservateur.
Envoyé spécial à Budapest
« Je ne me suis jamais senti aussi libre que depuis que j’enseigne en Hongrie», explique le philosophe libéral américain Peter Boghossian, très applaudi par un public d’une centaine de personnes majoritairement composé de jeunes conservateurs. Démissionnaire de l’université de Portland où il a fait l’objet d’une chasse aux sorcières menée par une administration et des étudiants woke, le professeur a trouvé «asile politique» dans le pays de Viktor Orbán où il affirme avoir «renoué avec la liberté de penser et de s’exprimer», à rebours de la cancel culture qui fait des ravages aux États-Unis. Ce 17 février, sa conférence, qui porte justement sur le wokisme, est organisée par le Mathias Corvinus Collegium (MCC) de Budapest. Si l’institution, dont le but est de détecter et faire émerger les élites hongroises de demain, se présente comme indépendante et non partisane, elle est en réalité proche du premier ministre hongrois, et de son parti, le Fidesz. À peine deux mois avant les élections législatives, plus que la bataille politique, le MCC mène celle des idées et, davantage que la prochaine échéance électorale, prépare déjà la prochaine décennie. L’objectif est d’inscrire la «révolution conservatrice», dont le premier ministre est le fer de lance, dans le temps long.
S’il l’emportait de nouveau lors des élections du 3 avril, Viktor Orbán obtiendrait son quatrième mandat consécutif, son cinquième depuis 1998. Après douze ans de règne ininterrompu, il est confronté à l’usure du pouvoir. Pour la première fois, le chef du Fidesz doit, en outre, faire face à une opposition unie contre lui. Les chefs des six partis, comprenant notamment les libéraux, les socialistes, les écologistes et même le Jobbik (originellement d’extrême droite, voire néonazie), se sont rassemblés autour d’un candidat unique au poste de premier ministre, Péter Márki-Zay, un indépendant actuellement maire d’une petite ville du sud du pays. L’élection s’annonce serrée et l’opposition peut au moins espérer priver le Fidesz de sa majorité des deux tiers. Mais Orbán, porté par l’effet drapeau lié à la guerre en Ukraine, conserve une avance dans les derniers sondages. Et demeure favori à sa propre succession. En un peu plus d’une décennie, il s’est imposé comme un phénomène politique, a donné un visage et une voix à la Hongrie, mais est aussi apparu comme l’un des dirigeants les plus controversés d’Europe. S’il est perçu comme un modèle à imiter par une partie des droites nationalistes et conservatrices européennes (Marine Le Pen et Éric Zemmour ont fait tous deux le déplacement à Budapest pour être adoubés), Orbán est la bête noire de Bruxelles et des élites progressistes. Assimilé à la «lèpre populiste» par Emmanuel Macron, il est, depuis la guerre en Ukraine, bien qu’il ait voté les sanctions européennes contre la Russie, présenté comme «un Poutine hongrois».
Un objet politique non identifié
L’universitaire américain Yascha Mounk voit dans l’hégémonie politique de Viktor Orbán un danger pour les institutions de la démocratie libérale et redoute qu’à terme il ne puisse plus être chassé du pouvoir. Pour la philosophe conservatrice Chantal Delsol, Orbán est avant tout un défenseur de la souveraineté et de l’identité à l’heure où l’Europe de l’Ouest et les institutions européennes considèrent ces notions comme révolues. Laure Mandeville, grand reporter au Figaro et auteur d’un essai à paraître sur les régimes «populistes», Les Révoltés d’Occident (Éditions de l’Observatoire), décrit Viktor Orbán comme «un objet politique non identifié» dont le logiciel idéologico-politique est un mélange de «protectionnisme national et social», de «conservatisme culturel» et d’«autoritarisme institutionnel». S’il est, selon elle, caricaturé par la gauche en raison de sa fermeté en matière d’immigration et de son rejet du progressisme sociétal, elle regrette qu’une partie de la droite ferme les yeux sur ses entorses à l’État de droit. La journaliste, qui a vécu en Russie, récuse cependant la comparaison avec Vladimir Poutine, rappelant l’opposition historique d’Orbán au régime soviétique: le 16 juin 1989, sur la place des Héros de Budapest, celui qui n’était encore qu’un jeune militant aux cheveux longs avait en effet exigé, au péril de sa vie, le retrait des troupes russes de Hongrie. Mandeville souligne «la différence de nature» entre le poutinisme et le orbanisme. Le premier a anéanti toute forme de contre-pouvoir en Russie, tandis que le second concentre beaucoup de pouvoir, mais doit tout de même affronter une véritable opposition, qui, lorsqu’elle est rassemblée, pèse près de 50% des suffrages. En vérité, la Hongrie d’Orbán est devenue un véritable laboratoire politique qu’il convient d’explorer pour comprendre la recomposition du paysage politique actuel.
Souverainisme économique et politique
La révolution conservatrice d’Orbán s’est faite par étapes. Dans les coulisses du MCC, Balázs Orbán *, 36 ans, principal conseiller du premier ministre, retrace la lente évolution idéologique de son mentor. Lors de son premier mandat, en 1998, Orbán a pour modèle le chancelier allemand Helmut Kohl et est considéré comme le «bon élève» de l’Europe. Ce n’est que dix ans plus tard, après une défaite électorale en 2002 et huit ans d’opposition, qu’il opère sa première rupture avec le modèle occidental. Après la crise financière de 2008, la gauche au pouvoir avait appliqué dans les deux dernières années les cures d’austérité prescrites par Bruxelles et le FMI, conduisant le pays à la quasi-faillite. Lors de son retour aux affaires en 2010, Orbán comprend que cette crise marque un changement d’époque et referme l’ère globale ouverte dans les années 1990. Le nouveau premier ministre renvoie le FMI, et au mépris des règles fixées par Bruxelles, met en place une politique interventionniste dans les secteurs stratégiques, imposant par exemple une baisse des prix de l’énergie de 20%. Les entreprises étrangères qui souhaitent investir en Hongrie bénéficient de subventions considérables et d’exemptions fiscales, mais en échange, elles ont l’interdiction de licencier et doivent s’installer dans les régions du pays que l’État souhaite développer. Cette approche dirigiste se conjugue à une logique libérale de baisse massive des impôts et des aides sociales.
Loin de la faillite annoncée, la croissance bondit et le chômage décroît, passant depuis 2017 sous la barre des 4%. Balázs Orbán est convaincu que la longévité politique de Viktor Orbán s’explique en grande partie par ce spectaculaire redressement économique. Un point de vue partagé par le vice-premier ministre, Gergely Gulyás. Depuis son bureau situé au bord du Danube, à quelques pas de l’emblématique et majestueux Parlement hongrois, inspiré du palais de Westminster de Londres, le numéro deux du gouvernement dresse fièrement le bilan économique d’Orbán. Depuis 2010, plus d’un million d’emplois ont été créés en Hongrie. Et en cette année électorale, fort d’un rebond de croissance de 7 %, parmi les plus importants d’Europe, le gouvernement a augmenté le salaire minimum de 20%, instauré un treizième mois des retraites et restitué l’impôt sur le revenu dans sa totalité à toutes les familles ayant au moins un enfant.
Si le premier mandat du nouveau Orbán est consacré à la reconquête de la souveraineté économique hongroise, le deuxième est marqué par le retour de la souveraineté politique, de nouveau à la faveur d’une crise internationale: celle des migrants. Pendant la seule année 2015, près de 400.000 migrants ont traversé la Hongrie, située au centre de l’Europe et point de passage obligé de la route migratoire des Balkans, pour rejoindre l’Allemagne. Non seulement Viktor Orbán s’oppose à leur accueil et aux orientations de Berlin et de Bruxelles mais prend des mesures radicales pour contenir les flux de populations qui entrent dans l’espace Schengen, fermant les frontières et mettant en place une clôture barbelée longue de 175 kilomètres entre la Hongrie et la Serbie. Les pays de Visegrád, groupe informel réunissant la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie et bien sûr la Pologne, bientôt rejoints par l’Autriche, font front commun, fermant en cascade leurs frontières et rejetant la politique des quotas voulue par Bruxelles. C’est à cette époque qu’Orbán va devenir le symbole décrié de «la poussée populiste et nationaliste» en Europe centrale. Comme l’explique l’intellectuel bulgare Ivan Krastev, la crise migratoire a fait apparaître le choc des cultures entre une Europe de l’Est, dont l’histoire récente est marquée par son combat pour l’indépendance nationale face à la présence soviétique, et qui demeure attachée à sa souveraineté et son identité, et l’Europe de l’Ouest, dont la majorité des élites sont favorables à un modèle européen post-national et multiculturaliste.
Conservatisme culturel
Lors du troisième mandat d’Orbán, la fracture entre la Hongrie et l’Union européenne s’est encore creusée, notamment autour des questions de société et celles liées à l’État de droit. Le conservatisme culturel défendu par Viktor Orbán, qui a fait inscrire dans la Constitution les «racines chrétiennes» de la Hongrie, «le mariage comme union de vie entre un homme et une femme» ou encore «la protection de la vie dès la conception», apparaît en décalage avec le libéralisme sociétal promu par l’Union européenne. La loi sur la protection de l’enfance adoptée par le Parlement hongrois le 15 juin 2021, qui vise à interdire l’intervention des associations LGBT à l’école et prévoit que les cours d’éducation sexuelle devront être assurés par des organisations agréées par l’État et respecter l’«identité constitutionnelle» du pays et «sa culture chrétienne», a été jugée discriminatoire par nombre de dirigeants européens. Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron ont notamment estimé qu’elle n’était pas compatible avec «les valeurs européennes» tandis que le Suédois Stefan Löfven a averti que ses concitoyens n’avaient pas envie «d’envoyer de l’argent à un pays» agissant de la sorte. Dans la foulée de ces tensions, l’UE, avec l’aval de la Cour de justice européenne, a pris la décision de ne pas valider le plan de relance de la Hongrie, privant le pays de plus de 7 milliards de fonds européens. Plus que la loi, l’Union affirme viser les manquements de la Hongrie à l’État de droit, notamment en matière de transparence des marchés publics ou d’indépendance des médias et de la justice.
Démocratie Illibérale
Sur ces points, les critiques de l’UE ne sont pas entièrement infondées. Viktor Orbán, qui a lui-même théorisé le concept de «démocratie illibérale», dessine un État fort et extrêmement centralisé dans lequel l’exécutif s’arroge des pouvoirs considérables au mépris des corps intermédiaires considérés comme des entraves néfastes à l’action politique. La longévité d’Orbán a également conduit à une forme de népotisme. András Kósa, rédacteur en chef d’un site d’information indépendant, affirme que depuis 2010 la plupart des journaux régionaux sont entre les mains d’entrepreneurs proches du gouvernement tandis que les médias publics, sous influence, n’invitent pas les membres de l’opposition. Boris Kálnoky, directeur de l’école des médias du MCC et ancien correspondant pour le quotidien allemand Die Welt, nuance ce constat car les médias publics ont toujours été, selon lui, proches du gouvernement du jour et la principale chaîne de télévision privée, la plus regardée par les Hongrois, est une chaîne d’opposition. Kálnoky rappelle qu’après la chute de l’ancien régime, les médias ont été privatisés, mais continuaient à être dirigés par des communistes. «Les conservateurs ont compris que le paysage médiatique, intellectuel et culturel était dominé par la même intelligentsia, explique-t-il. Orbán a demandé publiquement à des hommes d’affaires proches de ses idées d’acheter ou de fonder des médias. C’est en cela que l’on peut parler de “révolution conservatrice” car, pour le Fidesz, il ne s’agit pas simplement de gouverner, mais aussi de changer le paysage médiatique et de faire émerger de nouvelles élites.»
Selon lui, le Fidesz est paradoxalement victime de sa majorité écrasante! «L’électorat hongrois a commis l’erreur de donner une majorité des deux tiers à Fidesz, ce qui lui a permis d’occuper toutes les positions de pouvoir et a privé l’opposition de contre-pouvoir», analyse-t-il.
Une avant-garde ?
Judit Varga, la jeune et énergique ministre de la Justice, véritable star du gouvernement, voit dans les critiques de l’UE visant l’État de droit en Hongrie un prétexte, convaincue que ce qui est visé, en réalité, est la législation hongroise sur la famille et les frontières, et plus largement leur modèle de société. «L’État de droit était censé limiter la volonté politique, constate-t-elle. Il est aujourd’hui devenu un moyen de mettre en œuvre, d’imposer une politique progressiste.» Et de rappeler que c’est la liberté et la responsabilité des peuples de décider de leur politique familiale ou de leur politique d’immigration. «C’est pourquoi, explique-t-elle, le gouvernement hongrois a décidé de soumettre sa loi sur la protection de l’enfance au référendum pour bien montrer à l’Europe que c’est une décision du peuple souverain et qu’elle ne peut pas interférer. Nous avons fait la même chose il y a quelques années sur la question de l’immigration.» Le vote aura lieu le même jour que les législatives, un moyen de cliver le débat et de piéger l’opposition, pour la première fois réunie sous la même bannière, qui rêvait de faire du scrutin un référendum anti-Orbán.
L’enjeu dépasse cependant la réélection du premier ministre. Pendant une vingtaine d’années après la chute du mur de Berlin, les pays d’Europe centrale se sont employés à imiter au cours de leurs transitions démocratiques les modèles politiques occidentaux. Le pari du Fidesz est aujourd’hui, tout au contraire, de faire de la Hongrie, et plus largement de l’Europe centrale, l’avant-garde de la recomposition politique européenne. Judit Varga est convaincue que, malgré les apparences, son pays n’est pas isolé et que des dizaines de millions de citoyens voient dans son gouvernement un espoir, celui d’«une Europe forte de ses nations fortes, qui reste proche des valeurs et des traditions chrétiennes, proche des citoyens». La fracture entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest s’inscrit, selon elle, dans une fracture entre les élites européennes et leurs peuples qui traverse en réalité tout le continent. L’élection présidentielle française qui livrera son verdict quelques semaines après les législatives hongroises sera observée avec attention à l’Est… ■
*Balázs Orbán, conseiller du premier ministre, Viktor Orbán, partage avec lui le même nom de famille, mais aucun lien de parenté.