Par Youssef Mouawad
Cet article particulièrement intéressant est paru le 7 avril dans le grand quotidien libanais L’Orient le jour. Ainsi, dans l’affaire ukrainienne, l’unanimisme douteux imposé en Occident par la doxa mainstream n’est pas partagé partout de même que la prétendue communauté internationale incessamment invoquée à tout propos n’est composée que des pays qui s’en réclament. Sur le fond, l’analyse de l’auteur, le juriste et historien beyrouthin Youssef Mouawad, prend le contre-pied des thèses officiellement régnantes en Occident. Elle n’en est pas moins difficilement contestable sous l’angle de l’Histoire, de l’expérience, des réalités géopolitiques et de la simple raison.
Que dit ce diable de Samuel P. Huntington sur le choc des civilisations ? Il pense réellement qu’il y a une ligne de démarcation entre les chrétientés catholique et protestante d’une part, et la chrétienté orthodoxe de l’autre. Il nous assène que « la civilisation russe est un produit de ses propres racines, en Russie de Kiev et en Moscovie, de l’influence byzantine et de la longue domination mongole. Ces influences ont formé une société et une culture qui ne ressemblent guère à celles qui se sont développées en Europe occidentale sous l’influence de forces très différentes ». Pour ce professeur de Harvard, plusieurs caractéristiques de la civilisation de l’Ouest européen, telles que la séparation de l’Église et de l’État, le pluralisme social, les institutions représentatives, l’État de droit, sont restées étrangères à l’expérience russe au sens large.
Ainsi donc, Kiev, Kharkov ou même Lvov relèveraient de la même sphère sociologique que Moscou et, par conséquent, cette dernière est en droit de ramener manu militari les brebis dévoyées dans l’enclos familial. Somme toute, les élites politiques et intellectuelles ukrainiennes se seraient égarées en aspirant au libéralisme politique, à l’alternance au pouvoir et à la transparence quant à la gestion publique.
Le substrat idéologique
C’est que tout un courant littéraire, depuis le XIXe siècle, a instillé dans les mentalités russes la défiance vis-à-vis de l’Ouest et de ses suppôts, et la guerre de reconquête menée par Vladimir Poutine n’est pas étrangère à la vieille querelle qui, sous les Romanov, divisa l’intelligentsia et les classes dirigeantes entre occidentalistes et slavophiles. Les premiers prônaient un développement du pays selon le modèle européen, tandis que les autres voulaient préserver l’âme de leur peuple des ravages du rationalisme des Lumières et de l’individualisme sans frein. N’ont pas échappé à cette tentation des auteurs pouvant prétendre à l’universalité, comme Nicolas Gogol, Fiodor Dostoïevski et jusqu’au dissident Alexandre Soljenitsyne et au paria Alexandre Zinoviev. Il arrivait même à Lénine d’assimiler le monde capitaliste à l’Occident.
Le panslavisme et l’ultranationalisme se sont abreuvés et nourris aux sources de la pensée slavophile qui était empreinte d’un certain messianisme religieux, Moscou ayant toujours été considérée, dans une projection impériale, comme la troisième Rome (Cf. Antoine Courban, « Les nations sacralisées des terres saintes »). Afin que cette dernière accomplît la grande mission dont elle avait la charge, l’unanimité était requise et la Pologne slave, de par son catholicisme, était perçue comme une provocation, non seulement par les Russes mais également par les Ukrainiens.
Pour ceux qui s’étaient ralliés à ces idées et les avaient intériorisées, il fallait préserver de toute atteinte la « russitude » et sa voie historiquement singulière au même titre que le sol sacré de la patrie. Depuis Pierre le Grand qui imposa ses réformes par le knout quand il le jugeait utile, il y eut un courant hostile à tout ce qui est étranger, plus précisément allemand, tsars et tsarines ayant imposé la germanisation du pays pour rattraper les retards accumulés. Et on a pu avancer que « toute la problématique slavophile était (…) fondée sur une dualité permanente qui est la mise en opposition des “Autres” en regard du “Nous”. »
C’est dans cet humus fertile qu’ont prospéré, comme nous le signale Haaretz, les thèses « eurasistes » d’Alexandre Douguine, un professeur de sociologie qui a l’oreille du Kremlin. Cet essayiste virulent n’arrête pas de remettre en cause l’universalité du modèle atlantiste et de la « modernisation exogène ». À ses yeux, « la civilisation thalassocratique, anglo-saxonne, protestante, et d’esprit capitaliste, est irréductiblement opposée à la civilisation continentale, russe-eurasienne, orthodoxe et musulmane, d’esprit socialiste ».
Or voici qu’un article du Figaro nous annonce la fin de l’ère de l’imitation du modèle occidental, c’est-à-dire « la fin d’une époque “fondée sur une dissymétrie entre, d’un côté, des sujets imitateurs (les pays de l’Europe postcommuniste) et, de l’autre, des sujets imités (les pays occidentaux) ; entre, d’un côté, des pays titulaires d’un modèle envié et, de l’autre, des pays destinés à épouser ce modèle, faute d’alternatives crédibles ». C’est à croire que la vieille querelle s’est rallumée et que Poutine entend émanciper les siens du joug du mimétisme et du soft power qui colonise insidieusement les mentalités et les cœurs de ses sujets.
Pour défendre ses intérêts sécuritaires et stratégiques, le tsar de toutes les Russies peut s’appuyer sur les thèses anhistoriques de Huntington, d’après lesquelles les « frontières orientales de la civilisation occidentale » ne sont pas censées inclure l’Ukraine. Si la Providence a désigné aux riverains du Dniepr l’aire orthodoxe-slave comme espace vital, eh bien que ceux-ci s’y maintiennent au lieu de chercher à lier leur destin à celui de l’Union européenne et de l’Otan. Et du moment que les Kiéviens se sont laissé envoûter par le mirage atlantique et ses dépravations comme la démocratie libérale et le droit à la différence, l’autocrate n’a plus qu’à intervenir pour les rappeler à l’ordre. Car c’est un manquement grave à la solidarité cyrillique que de se rêver souverains et libres des alliances à nouer !
Aussi l’invasion, qui se déroule devant nos yeux, ne serait-elle qu’une opération de police ou de maintien de l’ordre, une affaire interne entre gens du même monde. Car il faut rendre l’Ukraine à « son état originel en tant que partie intégrante du monde russe ». Ce qui expliquerait que Poutine ait pu proférer la menace de priver ce pays de son statut d’État. Pourquoi s’en étonner ? La vérité, c’est que la Russie profonde n’a jamais reconnu l’Ukraine, objet des convoitises de l’Otan, en tant qu’État bénéficiant d’une personnalité juridique indépendante !
La mitoyenneté géographique implique des obligations, généralement à la charge de la plus faible des parties prenantes. Alors, lorsqu’on se demande ce que les Libanais partagent avec les Ukrainiens, la réponse est simple : c’est la malédiction d’un grand frère qui ne leur veut que du bien. ■
Youssef Mouawad est avocat et historien. Chargé de cours de droit à la LAU, à l’AUB et à la NDU, il est l’auteur de plusieurs ouvrages juridiques et historiques, ainsi que de deux recueils d’articles, Sextant égaré (2016) et Maronites dans l’histoire (2017), tous deux parus aux éditions L’Orient des Livres.