Entretien par Alexandre Devecchio
ENTRETIEN – L’ancien clivage gauche/droite semble avoir été balayé au profit d’un autre, que l’écrivain Erwan Barillot qualifie de liquide/solide. Il esquisse pour nous les contours de cette nouvelle grille d’analyse.
Erwan Barillot est écrivain et conseiller en relations publiques. Il est l’auteur de l’essai Le président liquide. Une genèse du macronisme (Perspectives Libres, 2022), préfacé par Olivier Rey.
« La « liquidité » d’Emmanuel Macron se décline dans presque tous les domaines »
Le second tour de l’élection présidentielle oppose-t-il celui que vous appelez le « Président liquide » à la « candidate solide » ?
Cette élection parachève un bouleversement politique en cours depuis cinq ans : le marqueur gauche/droite ne constitue plus un déterminant du vote. D’où l’échec des deux grands partis se revendiquant historiquement de ces familles politiques, mais aussi d’Éric Zemmour, l’outsider qui avait mené campagne sur le thème de « l’union des droites ». Le vieux clivage s’effaçant, mon essai « Le président liquide » (éd. Perspectives libres, 2022) cherche à penser un nouveau paradigme politique et philosophique fondé, non plus sur la «position» (gauche/droite), mais sur « l’état » (solide/liquide).
Qu’est-ce que la « liquidité » ?
Le concept de société « liquide » provient des travaux du philosophe anglo-polonais Zygmunt Bauman (1925-2017). Ce marxiste hétérodoxe développe l’idée que, dans notre environnement post-moderne, les structures autrefois établies (Nation, loi, frontière, école, famille, organisations…) sont devenues précaires. Et cela au nom d’injonctions à la « modernité », à la « flexibilité », à l’« agilité » mais aussi à la « dignité » des individus, s’instituant eux-mêmes en lieu et place de l’ancienne société. L’économie est reine, les valeurs sont relatives et l’adaptation devient le seul impératif catégorique.
En quoi Emmanuel Macron est-il le représentant de cette société « liquide » ?
Il existe des parallèles saisissants, parfois troublants, entre le type de société dénoncé par Bauman et celui promu par Macron. Mon livre en développe un certain nombre. On peut citer par exemple le refus de l’héritage. Sur le plan politique, Macron est celui qui a déclaré qu’il n’y avait « pas de culture française » et, sur le plan personnel, qui a renié sa famille d’origine pour s’en choisir une « en kit », selon l’expression utilisée par la journaliste Anne Fulda dans sa biographie Emmanuel Macron, un jeune homme si parfait (Plon, 2017). Dans la société liquide, nous explique Bauman, « aucun rejeton n’a à se sentir obligé de jurer fidélité à sa tradition héréditaire ». Ce refus de l’héritage induit plusieurs conséquences, notamment la fin de l’idée de transmission, pourtant au cœur du projet de l’école républicaine. En 2015, celui qui n’était alors que ministre de l’Économie se livrait à une diatribe, devant les nouveaux diplômés de Sciences Po, sur le thème : « Le premier devoir, c’est le devoir d’oublier. Dès demain.» Compréhensible puisque, dans la société liquide, « l’oubli rapide et total des informations périmées et des habitudes vite obsolètes peut davantage contribuer à un succès futur que la mémorisation des actes passés.» (Bauman).
La « liquidité » d’Emmanuel Macron se décline dans presque tous les domaines : par son fonctionnement « adaptatif » qui le pousse à trahir par « nécessité », par le battage médiatique dont il fait l’objet, par son «mouvement» En Marche ! qui est lui-même une injonction au mouvement, par son «en même temps» qui l’empêche de prendre parti, par sa hantise de la «société bloquée» qui le pousse à tout fluidifier, par son optimisme qu’il élève au rang de principale doctrine politique, par sa rhétorique de «l’ouverture», par sa volonté de faire de la France une start-up nation, par son fonctionnement «par projets», mais surtout par sa volonté de favoriser les flux, humains et financiers. Cela se traduit notamment par la suppression en 2018 de l’exit tax, touchant les contribuables transférant leur domicile à l’étranger pour échapper à l’impôt. Quand un journaliste l’interroge à ce sujet, le « Président liquide » répond : « Je ne veux aucune exit tax. Cette taxe n’a aucun sens. Les gens sont libres d’investir là où ils veulent. […] Si vous voulez vous marier, vous ne devez pas expliquer à votre partenaire que “si tu te maries avec moi, tu ne seras pas libre de divorcer”.»
Dans sa préface à mon essai, le philosophe Olivier Rey, citant cet exemple, conclut : «Le mariage doit être aussi liquide que les capitaux, parfaitement libres d’aller s’investir là où leurs détenteurs le désirent. Plus exactement : les capitaux doivent être aussi liquides que le mariage.» En effet, le concept de « liquidité » est transversal. Il s’agit d’un véritable anti-modèle de société, dont Emmanuel Macron semble être le représentant.
Emmanuel Macron a pourtant été accusé d’autoritarisme pendant son mandat. Est-ce bien là le signe d’une liquidité ?
« Il est plus facile de gouverner une société liquide quand on exerce soi-même un pouvoir solide »: voilà ce que le philosophe Marcel Gauchet m’a confié un jour, à propos de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron. Il ne faut jamais oublier que l’individu, de même que l’Homme à majuscule, est une fiction. Seul le citoyen a une réalité, garantie par la Cité. Démantelez la Cité et vous n’aurez que l’Homme « nu », livré aux seules forces du marché, sans statut protecteur et payant sa retraite par points. Bien sûr, les citoyens, Français en particulier, sont attachés à leur ancienne société « solide », par définition garante des solidarités. Pour la «liquéfier», Emmanuel Macron a dû recourir à la contrainte : face aux grèves, face aux « gilets jaunes » mais aussi lors de la crise sanitaire où, là aussi, la prétendue « liberté », omniprésente dans la rhétorique macronienne, a été écornée. Pourquoi cet apparent paradoxe ? Parce que la société liquide différencie deux types de liberté : d’un côté la liberté « quantitative » du consommateur et de l’investisseur, qui n’est jamais entravée ; de l’autre, la liberté « qualitative » du citoyen, qui est une variable d’ajustement. Comme l’explique très bien Zygmunt Bauman, la société liquide « interpelle ses membres surtout voire exclusivement en tant que consommateurs ». Ainsi, ce que Jean-Claude Michéa appelle la « neutralité axiologique », amplement pratiquée par le pouvoir macroniste, peut se radicaliser dès qu’il s’agit d’empêcher toute entrave de la liberté politique dans la liberté du consommateur-investisseur.
Comment Jean-Luc Mélenchon, troisième force politique du pays, s’intègre-t-il dans cette nouvelle opposition binaire que vous décrivez ?
Jean-Luc Mélenchon est dans une position ambivalente, « solide » sur le social mais « liquide » sur le reste. Sur la libre circulation des personnes par exemple, il partage les vues des « nomade » de la société liquide, « ceux qui se sentent chez eux dans maints endroits mais dans aucun en particulier» (Zygmunt Bauman). Ouvriers et employés ont placé Marine Le Pen puis Jean-Luc Mélenchon en tête de leur suffrage (à respectivement 36% et 36% pour Marine Le Pen, à 23% et 25% pour Jean-Luc Mélenchon, selon Ipsos), devant Emmanuel Macron (à 18% et 17%). C’est l’une des raisons pour laquelle ces deux candidats se livrent une concurrence farouche pour incarner le « peuple ». Pourtant, ces employés et ces ouvriers, au-delà de leur origine, de leur religion ou de leur vote de premier tour, occupent bien une position similaire dans le système de production : ils sont ce que Marx appelle une classe en soi. Tout l’enjeu du second tour sera de savoir si ce peuple deviendra une classe pour soi, s’il prendra conscience des intérêts communs qu’il partage, en opposition au « Président liquide ». ■
Je ne suis pas sûr de tout comprendre. Liquide, ce type ? oui, insaisissable, inodore et sans saveur, mais pas clair, ni franc ni « transparent »: nuageux, opaque, camouflé, invisible, comme le mal, le doute, le virus, la peur. Poison enflaconné dans du cristal et remboursé par l’État. Knock, docteur en « modernité » : « la France est un État précaire qui ne présage rien de bon ».
Quant à l’électorat, il est constitué d’une énorme majorité de salariés. Le poids des classes indépendantes paysans, artisans, libéraux est presque insignifiant. Les médecins, eux-mêmes, on l’a vu clairement, sont pris dans les filets d’une quasi-dépendance. Combien reste-t-il de ces notables cultivés, libre-penseurs, maître-chez-soi, charbonniers de la foi, modestes rentiers, religieux séculiers ou réguliers… qui formaient une bonne part de la société française. De même a presque disparu le prolétariat misérable du dix-neuvième siècle.
Macron est le produit d’une société dominée par l’inquiétude des salariés, les menaces voilées des « managers », l’intimidation moralisatrice et l’objurgation matérialiste et scientiste des médias-de-grands-chemins.
Emmanuel Todd me semble proposer une analyse moins abstraite des résultats du premier tour:
Avec Macron, les vieux, les sûrs d’eux-mêmes, les protégés, les zélotes ou dupes de la religion économique, les profiteurs, les « pourvu que ça dure », les endurcis dans leurs erreurs (on n’en parle pas assez !), les paresseux du bocal, les aveugles du « en même temps », les peureux de leur ombre, les conformistes de la mode.
Mélenchon rassemblerait une bonne part des nouveaux Français et, cohorte sous-estimée par beaucoup, les diplômés précarisés, produits d’un système éducatif dévoyé.
Marine Le Pen gagnerait la majorité de l’électorat populaire « traditionnel » et, entr’autres, ceux qui, inclinant vers Éric Zemmour, auraient choisi de voter « utile ».
Emmanuel Todd -qui dit s’abstenir- insiste aussi sur la pertinence réduite des pesanteurs historiques dont pourtant il s’était fait le spécialiste (structures familiales, traditions religieuses, etc.). Une nouvelle France, liquide si l’on veut, mais surtout bouleversée, décervelée, inquiète, frustrée, démissionnaire.
Pour en savoir plus : https://www.youtube.com/watch?v=m1x_HjDJQU8&t=93s
Très intéressant et novateur