Par Marc VERGIER.
Il y a quelques jours, après une « devinette » qui semble avoir piqué la curiosité des lecteurs, j’avais suggéré de mieux connaître Fénelon (François de Salignac de La Mothe-Fénelon, 1651-1715). En simple amateur, j’ai sélectionné quelques autres passages de ses nombreux écrits, tels que publiés en 1983 par La Pléiade, les groupant sous deux thèmes, ses conceptions pédagogiques et sa querelle avec Bossuet
Le pédagogue (« doux et idéaliste », selon Wikipedia), auquel L’instruction du duc de Bourgogne avait été confiée en « dépôt » (c’est le mot de l’époque)
Avec le Télémaque, on découvre son idée de l’éducation d’un prince : lui proposer le modèle idéal d’un roi modeste, frugal, patient, confiant, magnanime, désintéressé, un roi de vitrail. Il n’était pas naïf à ce point. En Mentor-Fénelon, c’est le pédagogue qu’il faut voir avant tout. Ce qu’il confirme dans son traité de 1696, « De l’éducation des filles ».
« Cette pente à imiter, qui est dans les enfants, produit des maux infinis quand on les livre à des gens sans vertu qui ne se contraignent guère devant eux. Mais Dieu a mis par cette pente dans les enfants de quoi se plier facilement à tout ce qu’on leur montre pour le bien. Souvent sans leur parler on n’aurait qu‘à leur faire voir en autrui ce qu’on voudrait qu’ils fissent » (conclusion du chapitre IV : « Quels sont les premiers fondements de l’éducation).
Le cœur de sa méthode est exposé au chapitre suivant « instructions indirectes : il ne faut pas presser les enfants ». Tout serait à citer.
« le cerveau des enfants est tout ensemble chaud et humide, ce qui leur cause un mouvement continuel.. ; Il faut se hâter d’écrire dans leurs têtes pendant que les caractères s’y forment aisément. ..Mais… on ne doit à cet âge verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises… elles se durcissent à mesure que l’âge dessèche le cerveau ; ainsi elles deviennent ineffaçables….
Laissez donc jouer un enfant, et mêlez l’instruction avec le jeu ; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant…
Quoique vous veilliez sur vous-même pour n’y laisser rien voir que de bon, n’attendez pas que l’enfant ne trouve aucun défaut en vous… D’ordinaire ceux qui gouvernent les enfants ne leur pardonnent rien, et se pardonnent tout à eux-mêmes : cela excite dans les enfants un esprit de critique et de malignité… Évitez cet inconvénient, ne craignez point de parler des défauts qui sont visibles en vous…
Ne prenez jamais sans une extrême nécessité un air austère et impérieux, qui fait trembler les enfants…. Vous leur fermeriez le cœur et leur ôteriez la confiance, sans laquelle il n’y a nul fruit à espérer de l’éducation ; faites-vous aimer d’eux, qu’ils soient libres avec vous, et qu’ils ne craignent point de vous laisser voir leurs défauts… Quelquefois il en arrivera cet inconvénient, qu’ils seront moins retenus par la crainte ; mais, à tout prendre, la confiance et la sincérité leur sont plus utiles que l’autorité rigoureuse …
On fait même une dangereuse impression d’ennui et de tristesse sur leur tempérament en leur parlant toujours des mots et des choses qu’ils n’entendent point : nulle liberté, nul enjouement, toujours leçon, silence, posture gênée, correction et menaces… Les anciens l’entendaient bien mieux : c’est par le plaisir des vers et de la musique, que les principales sciences, les maximes des vertus, et la politesse des mœurs s’introduisirent [chez eux]…
La crainte est comme les remèdes violents qu’on emploie dans les maladies extrêmes ; ils purgent mais ils altèrent le tempérament, et usent les organes ; une âme menée par la crainte est toujours plus foible…
Le moins qu’on peut faire des leçons en formes, c’est le meilleur ; on peut insinuer une infinité d’instructions plus utiles que les leçons mêmes, dans les conversations gaies. J’ai vu divers enfants qui ont appris à lire en se jouant…
Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires : on met tout le plaisir d’un côté, et tout l’ennui de l’autre…que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment cette règle, et courir ardemment après les jeux ? »
Fénelon met ses idées en actes, composant pour les princes qu’il avait en « dépôt » des « Fables et opuscules pédagogiques » et des « Dialogues des morts » comme, par exemple, le savoureux dialogue LXXIV entre les cardinaux de Richelieu et Mazarin.
Sa mémorable querelle avec Bossuet au prétexte des saints mystiques, de leur « pur amour » et de Mme Guyon
Sa « Réponse à la Relation sur le quiétisme » (titre abrégé) vaut d’être lue. Non pas pour en comprendre le fond mais comme relation littéraire d’une lutte d’influence entre deux éminents écrivains, hiérarques de l’Église et profonds théologiens. Les coups sont féroces mais donnés selon les formes du duel aristocratique, dans le beau français classique. Le propos est très abondamment développé, en chacune de ses multiples facettes. Twitter n’avait pas encore été inventé. On pense aux « Provinciales » de Blaise Pascal, rédigées dans le cadre d’une autre lutte d’influence, tout aussi impitoyable. Comme Pascal, Fénelon perdra la lutte « politique » mais ralliera la plupart des cœurs.
Pour le fond religieux, je retiens les lignes suivantes extraites de l’introduction à l’« Explication des maximes des saints sur la vie intérieure ». C’est une sorte de b.a.-ba de survie dans une discussion que l’Histoire a retenue mais qui me dépasse :
« On peut aimer Dieu, non pour lui, mais pour les biens distingués de lui… Cet amour n’est ni chaste, ni filial, mais purement servile . On, peut, quand on a la foi, n’avoir aucun degré de charité… Cet amour serait plutôt un amour de soi que de Dieu… purement mercenaire et de pure concupiscence… On peut aimer Dieu d’un amour qu’on nomme d’espérance… Il y a [aussi] un amour de charité, qui est encore mélangé de quelques reste d’intérêt propre mais qui est le véritable amour justifiant…On peu [enfin] aimer Dieu d’un amour qui est une charité pure et sans aucun motif de l’intérêt propre…Tel est le pur et parfait amour…
Au reste, je déclare que pour éviter toute équivoque, dans une matière où il est si dangereux d’en faire et si difficile d’en faire aucune, j’observerai toujours exactement les noms que je vais donner à ces cinq sortes d’amour…[:]
1°,… L’amour purement servile… 2° L’amour de pure concupiscence… 3°, L’amour dans lequel le motif de notre propre bonheur prévaut encore sur celui de la gloire de Dieu est nommé l’amour d’espérance. 4° L’amour où la charité est encore mélangée d’un motif d’intérêt propre… mais pour … opposer cet amour à celui qu’on appelle pur ou entièrement désintéressé, je serai obligé de donner à cet amour le nom d’amour intéressé … quoiqu’il soit un amour de préférence de Dieu à soi. 5° L’amour pour Dieu seul, considéré en lui-même et sans aucun mélange de motif intéressé ni de crainte ni d’espérance, est le pur amour, ou la parfaite charité. »
Quelques pages plus loin, à l’article II, on apprend qu’il y a « trois états habituels de justes sur la terre… C’est ce que tous les anciens ont exprimé en disant qu’il y a trois états : … le premier est des justes qui craignent encore par un esprit d’esclavage. Le second…, par un reste d’esprit mercenaire. Le troisième est de ceux qui méritent d’être nommé les enfants, parce qu’ils aiment le Père sans aucun motif intéressé, ni d’espérance ni de crainte. [Selon] les auteurs des derniers siècles,… le premier état est la vie purgative … Le second est la vie illuminative … le troisième est la vie contemplative, ou unitive… »
Il convient de rappeler qu’il dit défendre Mme Guyon en raison de sa piété et de la pureté de ses mœurs et intentions quoique son ignorance, la défectuosité de ses expressions, l’égarât dans des écrits « abominables ». Sur ces abominations, Bossuet, semble avoir été, aux dires de Fénelon, bien moins résolu que lui. Il en déduit que la véritable cible de Bossuet était son jeune confrère archevêque qu’il avait pourtant voulu lui-même consacrer.
Politique, courtisan, Fénelon l’était certainement encore moins que Bossuet. Il suffit de lire sa « Lettre à Louis XIV »* pour s’en convaincre. Elle le montre aussi très attaché aux principes que Mentor, bientôt, inculquera à Télémaque. D’une audace surprenante et d’une franchise brutale, cette lettre est entourée d’un certain mystère. Son authenticité est reconnue, mais on n’a pas sa version définitive ; sa date est estimée vers 1693, une période peu favorable pour la France et son Roi. Louis XIV n’en aurait pas été le destinataire. On pense qu’il adressa cette lettre à Mme de Maintenon pour l’inciter à plus de fermeté (moins de « timidité ») envers le Roi. C’est un petit diamant qu’il faut connaître.
Un de nos archevêques osera-t-il l’imiter ? ■
*Je mets ici un lien vers cette Lettre à Louis XIV mentionnée plus haut.
Les lecteurs intéressés pourront s’y référer.