Cette étude est publiée en trois parties, ce mercredi et les deux jours suivants.
Dans le courant de l’année 1903, Charles Maurras entame avec Marc Sangnier, le fondateur du Sillon[1], un débat dans lequel la dialectique maurrassienne atteint sans doute l’un de ses sommets[2]. Ce débat a pour origine le dilemme posé par Sangnier entre, d’une part, « le positivisme monarchique de l’Action française » et, d’autre part, « le christianisme social du Sillon »[3].Toute action sociale serait, selon lui, confrontée à un choix qu’il qualifie d’impérieux entre l’une ou l’autre de ces options inconciliables.
Le dilemme de Marc Sangnier
Les termes de ce débat ont pu susciter par la suite des glissements sémantiques, voire des contresens, du fait de l’évolution ultérieure tant du Sillon que de l’Action française et de l’Eglise catholique. Parce que le Sillon fut l’une des sources de la Démocratie chrétienne qui devint elle-même le vecteur dans l’Eglise du modernisme puis du progressisme chrétien, certains ont voulu voir dans l’ouvrage que Maurras tira de sa controverse avec Sangnier une défense religieuse de l’orthodoxie catholique[4]. L’opposition maurrassienne à Sangnier se trouve ainsi ramenée à un débat interne à l’Eglise et invoqué à l’appui d’une critique de la démocratisation du catholicisme, ce qui ne correspond ni à la position de Sangnier, ni à celle de Maurras. Ce dernier déclare d’emblée s’exprimer du point de vue « de certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse »[5] et sa position personnelle à ce moment-là par rapport à la foi catholique ne lui permettait certainement pas de s’aventurer dans une querelle religieuse. De même, il serait aussi faux qu’injuste de prétendre que l’action de Sangnier, en 1903, tendait à démocratiser l’Eglise.
La véritable opposition entre Maurras et Sangnier n’est pas de nature religieuse mais se situe exclusivement sur le terrain de l’action « sociale ». Le Sillon comme l’Action française – Sangnier le reconnaît – veulent « d’une société organique et non anarchique »[6] et s’efforcent pour cela de constituer une minorité active, que Sangnier appelle « une force orientée »[7], capable d’entraîner une dynamique de transformation de la société qui permette de sortir de l’anarchie révolutionnaire. Les points de convergence entre les deux protagonistes sont donc bien réels. Leur divergence porte uniquement sur les moyens à employer pour atteindre cet objectif « social » qui leur est commun. Par une forme de « théologie politique », Sangnier voit dans la démocratie la réalisation sociale du christianisme. Certes, il n’ignore pas le caractère anti-chrétien que revêt en France la démocratie instaurée par la IIIème République, mais comme l’a justement noté Emile Poulat, « l’idée de Sangnier (…) était non de se rallier à la démocratie, mais de la construire »[8]. Il entend, sous l’appellation de « christianisme social », faire émerger une démocratie qui, au-delà de l’expérience historique contraire, permette de reconstruire la société sur le fondement de l’Evangile. Ce faisant, il introduit dans la définition de la démocratie un élément religieux qui en modifie l’essence. La démocratie cesse d’être uniquement ni même principalement et finira par ne plus être du tout pour Sangnier un régime politique. Le contenu religieux qu’il lui donne va en expulser de plus en plus complètement la nature politique. Le « christianisme social » que prône Marc Sangnier n’est pas une religion chrétienne démocratisée ; c’est la démocratie conçue comme l’expression sociale, mais non politique, de l’idéal évangélique.
La signification exacte du dilemme que pose Sangnier entre « le positivisme monarchique de l’Action française » et « le christianisme social du Sillon » doit être comprise eu égard à cette conception de la démocratie. Ce que Sangnier appelle « le positivisme monarchique de l’Action française » n’est rien d’autre que le constat[9], fait par Maurras, de la nécessité de l’action politique pour réintroduire de l’ordre[10] dans une société « désordonnée » par la Révolution. Le dilemme de Marc Sangnier s’inscrit entre cette option politique défendue par Maurras et le choix de Sangnier d’imaginer une action sociale qui transcende la politique et qui puisse, à terme, s’en affranchir. Mais, plus profondément, au-delà de la seule question pratique de l’action « sociale », c’est entre l’existence d’un espace proprement politique et une société démocratique qui rendrait le politique superflu ou obsolète, que le dilemme incite à opter.
C’est en ce sens que l’entend Maurras et qu’il y répond, d’abord « amicalement »[11], puis avec de plus en plus de véhémence au fur et à mesure qu’il en perçoit plus clairement les conséquences ainsi que les présupposés. Or, ce que perçoit Maurras au fil de sa controverse avec Sangnier, c’est que ce dernier « se prononce de plus en plus contre (…) l’ordre politique », qui devient pour lui « inutile »[12] ; la « doctrine du prophétisme démocratique » de Sangnier, écrit Maurras, tendait à « rendre inutile l’armature politique du pays »[13]. Pourtant, au début d’une discussion « un peu mieux que courtoise »[14], marquée par une estime réciproque, Maurras avait espéré ramener son interlocuteur à l’action politique : « Venez faire avec nous de l’action politique », lui déclare-t-il en réponse à sa première lettre. Le point de rupture est cependant atteint très vite, sans doute dès 1905[15], et porte précisément sur la nécessité de l’action politique. Sangnier ne croit pas à cette nécessité parce que, plus fondamentalement, il juge périmées les conditions politiques de la vie sociale. Il pense possible de « mettre en marche »[16] une démocratie qui, même si elle n’y parvient pas totalement, orienterait la société vers la réalisation d’un idéal qui ne serait rien moins que l’incarnation dans la société des vertus chrétiennes, celles-ci assurant la prévalence « naturelle » de l’intérêt général sur les intérêts particuliers[17]. Il n’existe dès lors pour Sangnier que deux solutions à « la crise dont souffre aujourd’hui notre France inorganique (…) : la solution monarchique qui rétablit l’ordre par voie d’autorité dynastique ; la solution démocratique qui développe la force et l’autorité directrices au sein même de la nation »[18]. La question est donc de savoir où situer l’autorité nécessaire à la restauration de l’ordre social : dans une institution politique qui, pour Sangnier comme pour Maurras, ne pourrait être que monarchique, ou bien directement dans la société, en se passant de la médiation du politique. Là se situe « le nœud »[19] de toute la controverse et le sens du dilemme qui en est l’objet.
Ce dilemme, Maurras ne « l’aime pas »[20], parce qu’il lui paraît ne correspondre en rien aux réalités[21], mais plus encore peut-être parce qu’il en perçoit avec acuité les conséquences. En introduisant un germe religieux dans la démocratie, le « christianisme social » de Sangnier transforme la démocratie en religion. Il est vrai que cette religion, pour le catholique qu’est Sangnier, ne saurait être que le christianisme, mais cela repose sur une double illusion. (À suivre, demain) ■
[1] Fondé en 1894 dans le sillage de la politique de Ralliement de Léon XIII, le Sillon va devenir, à partir de 1899, un mouvement politique qui se donne pour but de « travailler à l’avènement de la démocratie » en transformant la société par le christianisme (Revue Le Sillon, janvier 1899, p. 1).
[2] Le dialogue avec Marc Sangnier, commencé en 1903, se poursuivra jusqu’en 1905 et donnera lieu à la publication par Maurras, en 1906, du Dilemme de Marc Sangnier. Complété par des textes ultérieurs, l’édition définitive du Dilemme paraîtra en 1921 sous le titre La démocratie religieuse à la Nouvelle Librairie Nationale (t. II de la collection L’œuvre de Charles Maurras). Les références qui suivent renvoient à cette édition.
[3] La démocratie religieuse, préc., p. 31.
[4] C’est le cas de J. Madiran dans l’avis au lecteur qu’il donna à la réédition de La démocratie religieuse par les Nouvelles éditions latines en 1978.
[5] La démocratie religieuse, préc., p. 17.
[6] La démocratie religieuse, préc., p.44.
[7] Ibid., p. 46.
[8] E. Poulat, « Marc Sangnier et le Sillon », Annales 1966, p. 444.
[9] Sangnier reconnaît que, pour Maurras, « le positivisme n’est qu’une doctrine de constatation » (La démocratie religieuse, préc., p.45).
[10] Maurras prend soin, dans l’introduction au Dilemme de Marc Sangnier, de préciser que ce concept d’ordre, central dans sa pensée, ne doit pas être entendu en un sens « frivole, pour ne pas dire plus » (La démocratie religieuse, préc., p.18). Inspirée de l’idée grecque de Kosmos et fondé sur la notion romaine d’auctoritas, l’ordre n’a rien à voir, dans la pensée de Maurras, avec un quelconque ordre imposé issu du constructivisme des Lumières que Hayek désignera sous le nom de Taxis (F. A. Hayek, « Kosmos » et « Taxis », in Droit, législation et liberté, trad. R. Audouin, préf. Ph. Nemo, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2013, p. 119). V. en particulier, Ch. Maurras, L’ordre et le désordre, Paris, L’Herne, 2007.
[11] La démocratie religieuse, préc., p. 46.
[12] Ch. Maurras, Lettre à l’abbé Penon, 23 janvier 1906, citée par P. Boutang, Maurras, La destinée et l’œuvre, éd. revue, Paris, La Différence, 2013, p. 299.
[13] La démocratie religieuse, préc., p. 8
[14] P. Boutang, op. cit., p. 299.
[15] Ibid.
[16] L’expression est de Sangnier, dans sa première lettre à Henri Vaugeois, reproduite par Maurras, in La démocratie religieuse, préc., p. 46.
[17] Ibid., p. 45.
[18] Deuxième lettre de Marc Sangnier à Henri Vaugeois, in La démocratie religieuse, préc., p.69.
[19] La démocratie religieuse, préc., p. 45.
[20] Ibid., p. 31.
[21] Ibid.
Étude précédemment parue dans La Nouvelle Revue Universelle
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