Il y a chez Emmanuel Macron une capacité de rêve, de déni des réalités, de persistance dans la volonté de mener à terme des réalisations impossibles, d’obstination à demeurer dans les nuées, qui font penser à l’idéalisme de Berkeley qui fut beaucoup moqué. En matière européenne presque tout ce que veut Macron éclate dans ses mains et sous son regard. Il fait comme si ces échecs, impossibilités, démentis de tous ordres n’existaient pas.
FIGAROVOX/TRIBUNE [16.05.2022] – Le 9 mai, Emmanuel Macron a exprimé son souhait de réviser les traités européens. En prônant une intégration accrue, le président va à l’encontre de la volonté des peuples, et ce, alors que les conditions ne sont aucunement réunies pour une telle avancée, juge Jean-Thomas Lesueur.
Jean-Thomas Lesueur est directeur général de l’Institut Thomas More, un think-tank conservateur libéral.
Le 9 mai dernier a marqué la clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Emmanuel Macron, présent au Parlement européen à Strasbourg, en a profité pour livrer sa vision de l’UE dans un discours qu’il a lui-même qualifié de «serment de Strasbourg». Le faible écho qu’a eu ce discours en France est effarant. On peut comprendre que les responsables politiques et les commentateurs soient occupés et préoccupés par les élections législatives de juin. Négliger pour autant des propositions d’une telle ampleur est tout simplement irresponsable. Car les annonces faites par le président de la République à Strasbourg visent purement et simplement à faire franchir à l’Union le cap du fédéralisme. Explications.
Souhaitant une «Europe souveraine, unie, démocratique et ambitieuse», Emmanuel Macron propose la réécriture des traités européens dans le sens d’une intégration accrue. Ainsi envisage-t-il la généralisation du vote à la majorité qualifiée (qui n’est pas encore appliqué aux questions fiscales, sociales et de politique étrangère), ce qui élargirait considérablement les compétences de l’UE. Ainsi veut-il accorder au Parlement européen un droit d’initiative législatif, actuellement du seul ressort de la Commission. Ainsi souhaite-t-il une Europe à plusieurs vitesses pour que les pays les plus allants, dont la France selon lui, puissent aller plus loin dans l’intégration. Ainsi propose-t-il enfin la création d’une «Communauté politique européenne» (en référence à la Confédération européenne envisagée par François Mitterrand en 1990-1991) qui viserait à accroître la collaboration entre les pays candidats (Ukraine, Moldavie, Géorgie, pays des Balkans occidentaux) et l’Union en attendant leur adhésion.
Ces propositions font écho à celles présentées début mai par le président du Conseil italien Mario Draghi, qui avait clairement parlé de «fédéralisme» à la tribune du Parlement européen. Si Emmanuel Macron se garde d’employer le mot, il fait pleinement sien ce projet, apparemment convaincu que la crise du Covid et surtout la guerre en Ukraine ont donné de la substance politique à l’Union européenne. Il semble la croire arrivée à ce moment, rêvé par les fédéralistes depuis des décennies, du dépassement des nations et de l’établissement d’un pouvoir européen de plein exercice. Le moment serait venu de la «souveraineté européenne». Mais la réalité est tout autre, la formule n’est guère plus qu’un énoncé à vocation performative. L’Union européenne n’en est pas à son «moment cicéronien», selon la formule de Pierre Manent, ce moment de bascule entre deux formes politiques.
Car pour un tel projet, il faudrait d’abord une Europe unie. On en est loin. La guerre en Ukraine ne doit pas occulter les profondes divisions qui traversent les Vingt-Six. Le groupe de Visegrad ne survivra sans doute pas à la guerre en Ukraine mais il faut rappeler la défiance croissante de ses membres ces dernières années vis-à-vis des institutions bruxelloises, accusées d’empiéter sur les souverainetés nationales. Mais il n’y a pas qu’eux. En effet, treize pays (soit la moitié des membres) ont publié une lettre à toute réforme des traités – dont les trois pays baltes, la Suède, le Danemark et la Finlande. Le «serment de Strasbourg» d’Emmanuel Macron ne les tente pas du tout.
Pour un tel projet, il faudrait ensuite des succès politiques significatifs. Or, il y en a peu. La récente démission du directeur général de Frontex, le Français Fabrice Leggeri (peu soutenu par Paris), a été l’épilogue d’une discrète bataille idéologique sur la politique migratoire européenne et la preuve qu’on est loin, très loin, d’un consensus qui permettrait d’agir efficacement. La guerre en Ukraine a été bien davantage l’occasion d’une remise en selle de l’Otan que de l’Europe de la défense. «L’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe», comme le dit le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier, et chacun sait où sont la crédibilité et la puissance. Autre exemple: quand Emmanuel Macron affirme que la crise du Covid a été l’occasion de jeter les bases d’une «Europe de la santé», il se (et nous) paye de mots: l’Europe a réalisé des achats groupés et n’a guère été autre chose qu’une centrale d’achats.
Pour un tel projet, il faudrait encore le soutien de l’Allemagne. Or, les divergences de vue sur l’Union sont abyssales de part et d’autre du Rhin. Là où l’Allemagne favorise un modèle d’intégration par le droit et l’économie, la France met davantage l’accent sur le projet politique et géopolitique. L’Allemagne est nettement atlantiste quand la France défend «l’autonomie stratégique européenne». En dépit de la volonté affichée de faire progresser l’industrie de défense européenne, le gouvernement allemand a ainsi annoncé en mars dernier sa volonté d’acheter des avions de chasse américains F-35. Enfin, les partis de la coalition au pouvoir en Allemagne n’ont pas la même vision sur l’Europe: si les Verts appellent à la création d’un État fédéral européen,le SPD ne souhaite pas une révision des traités européens à tout prix.
Pour un tel projet, il faudrait enfin et surtout le soutien des peuples. Or, la manière dont Emmanuel Macron vient de s’y prendre n’augure rien de bon. Il a en effet avancé ses propositions un mois moins un jour après une élection présidentielle qu’il a remportée sans juger utile de les soumettre au peuple français. Il n’y a pas de meilleure manière de faire l’Europe sans les peuples… N’a-t-il pas médité la faute démocratique que constitua l’adoption du traité de Lisbonne en 2007 par voie parlementaire, deux ans après son rejet par référendum ? Agir ainsi serait mal agir deux fois. Contre l’Europe, que ses promoteurs finiront par détruire à force de chimères technocratiques. Et contre le peuple français qui, lui, est réellement souverain.