Par Jacques de Guillebon.
Dans son nouveau livre « Philosophie de droite », Julien Rochedy réinterroge les fondamentaux de la philosophie politique de la droite, dans une époque qui voit la modernité s’effondrer.
Quelle est la différence fondamentale entre la droite et la gauche ? Avez-vous une définition claire de la droite ?
Du point de vue du sentiment, ce qui prédomine à droite est l’inquiétude, alors que ce qui prédomine à gauche est l’espoir. L’homme de droite craint que ce qui est beau soit fragile. Il faut donc en prendre soin. L’homme de gauche a l’espoir d’un monde meilleur, d’améliorer ce qui est. C’est une négation du réel et du présent. Il y a le désir de transformer les choses belles et fragiles. Beaucoup d’autres choses les séparent, c’est d’ailleurs pour cela que le clivage se maintient malgré les tentatives de le dépasser ces dernières décennies.
Ne peut-on pas dire de la droite qu’elle a besoin de cet espoir, qu’elle s’enferme dans la conservation ?
Dans la droite politique française actuelle, je le pense. Si l’on prend le parti Reconquête qui fonde tout sur la question identitaire, question cruciale et essentielle, il propose le même monde qu’aujourd’hui sans les racailles et l’immigration. Or, ça ne peut pas séduire les élites qui peuvent vivre en sécurité. Et la droite a besoin des élites qui sont des agents de civilisation. Il manque d’abord une projection de puissance qui, pour moi, ne peut se situer qu’au niveau européen. C’est pour cela que j’espère une droite souverainiste et européenne qui s’oppose à l’Union européenne. Il manque également une proposition de transformation du monde, qui ne peut passer que par l’écologie qui, par essence, est de droite. Si la droite pouvait à la fois être identitaire – ce qui est la condition sine qua non de la survie de la cité – et proposer un projet de puissance dans le monde de demain contre les grands espaces civilisationnels, la droite aurait ce qui lui manque.
Qu’en est-il du piège populiste qui semble avoir oublié la hiérarchie et les élites ?
Il y a d’abord un effet de réaction à ce que Christopher Lasch appelait « la révolte des élites ». Nous avons subi depuis plusieurs dizaines d’années des élites progressistes qui ont été les vecteurs de la modernité et de la post-modernité. Par effet réactif, il y a eu un rejet des élites, et un élan démagogique par le peuple, pour le peuple…
Les gens qui se disent de droite en Occident le sont-ils réellement en ayant basculé dans le populisme ? Sur la question de la crise sanitaire et de la Russie, on a l’impression que la droite réagit systématiquement en s’opposant à l’élite.
Pour moi, c’est un symptôme de plus de la répulsion envers les élites depuis trente ans. C’est à cause de cette connivence entre les élites et la modernité qu’il y a un rejet de tout, même de façon irrationnelle. Le complot est souvent une paresse de l’esprit. À l’heure de la mort de Dieu, les gens ont besoin de se raccrocher à des schémas et le conspirationnisme en propose un. Pour comprendre la société, il faut en fait comprendre l’histoire, et surtout l’esprit du temps. Cette question dépasse de loin l’esprit de quelques milliardaires qui, eux-mêmes, sont souvent surpris par les événements.
À l’heure de la mort de Dieu, les gens ont besoin de se raccrocher à des schémas et le conspirationnisme en propose un
Vous parlez de la mort de Dieu. Vous vous êtes fait connaître par vos travaux sur Nietzsche. Une droite sans le christianisme ou anti-chrétienne peut-elle exister ?
C’est LA grande question depuis deux siècles : est-ce que la modernité peut survivre sans Dieu ? On a répondu des deux manières. Ce que je dis dans mon livre, c’est que l’on ne peut pas demander aux gens d’avoir la foi, ni le leur imposer. On peut en revanche comprendre qu’il existe une amitié profonde avec le catholicisme dans notre civilisation, et qu’il faut donc respecter certains rites, certaines traditions. Il y a eu dans l’histoire des périodes au cours desquelles la foi a été perdue, puis où elle est revenue à l’échelle de peuples entiers. Nous ne l’avons plus, mais nous ne pouvons pas dire que nous l’avons perdue pour toujours.
Or, si l’on perd ce contact culturel, amical et tendre que nous avons avec la religion de nos pères, on risque de ne plus pouvoir la retrouver quand nous en aurons besoin. Nous risquons de nous convertir en n’importe quoi. Chesterton disait que ne pas croire, ce n’est pas ne pas croire en Dieu, mais croire en n’importe quoi. On le voit très bien aujourd’hui avec les nouveaux ésotérismes et les nouvelles croyances. On le voit même avec la conversion à l’islam. On peut mettre la question de la foi de côté car c’est une question personnelle. Mais au niveau civilisationnel, il faut garder contact avec la religion de nos pères : le catholicisme.
Ces valeurs chrétiennes doivent-elles infuser dans la politique ? Ou êtes-vous plutôt maurrassien et considérez-vous que l’Église doit maintenir un ordre social sans influencer l’État ?
Ce n’est pas à moi de répondre car je ne suis pas un homme d’Église. Cependant, il y a un certain nombre d’éléments dans le catholicisme qui nous permettent de justifier un refus de l’immigration par exemple. Le mal sera plus grand : aider quelqu’un qui meurt de faim à notre porte, c’est une chose. Mener une politique d’immigration qui ne fera que du mal in fine, ce n’est pas chrétien.
Il y a pour moi deux idéaux possibles dans notre société : Babel ou le jardin d’Éden. Nous pouvons soit faire de notre monde un jardin d’Éden par l’écologie, soit une Babel avec le mondialisme, la confusion des peuples et des langues. Un christianisme bien compris ne peut justifier l’immigration. S’auto-détruire est anti-catholique, on ne doit pas chercher le martyr !
Une définition de la droite est d’être de ceux qui croient au péché originel, la chute du jardin d’Éden et donc le réel. Le jardin d’Éden est un idéal qu’on n’atteindra jamais : on ne peut faire abstraction du mal qui existe en l’homme.
En tant que catholique et homme de droite, je situe le mal dans l’homme et dans la société. C’est la différence entre la droite et la gauche : la gauche croit que le mal est dans la société et que la société peut résoudre le mal. Or, quel que soit le régime, quelle que soit l’organisation de la société, le mal sera toujours présent car il est dans le cœur de l’homme. Cela ne nous empêche pas de nous projeter dans ces idéaux pour espérer un monde meilleur qui est atteignable. C’est là qu’on retombe dans le nihilisme et que la droite est désespérante : si elle ne se résume qu’à une acceptation du réel, il y a une forme de cynisme. Il faut qu’elle ait pour idéal le Beau, le Vrai, le Bien.
Nous touchons aujourd’hui à la fin de la modernité et de la post-modernité. La droite peut donc revenir comme esprit classique, comme esprit des Anciens
Est-ce qu’historiquement, depuis 200 ans, la droite a toujours échoué, ou a-t-elle eu ses instants de grâce ?
Il faudrait faire une analyse de chaque époque. Le problème, c’est que depuis deux siècles, voire trois si on prend en compte les Lumières, nous sommes entrés dans la modernité. Certains auteurs comme Nietzsche ont compris que la modernité est négation. C’est une force nihiliste depuis deux siècles. La droite ne pouvait que gagner du temps sur ce monstre qui dévore tout, y compris ses propres enfants, mais elle ne pouvait pas faire grand-chose.
Cependant, nous touchons aujourd’hui à la fin de la modernité et de la post-modernité. La droite peut donc revenir comme esprit classique, comme esprit des Anciens. Nous baignions dans la philosophie moderne avec l’émancipation individuelle, l’égalité et le règne de la raison, mais nous arrivons à sa fin. Pourquoi ? Parce que nous redécouvrons l’inquiétude, la fin des lendemains qui chantent. Certes, la modernité existe encore chez la gauche extrême des wokes qui croient en elle pour atteindre un paradis. Mais le sentiment qui dominait était l’espoir, alors qu’aujourd’hui, c’est l’inquiétude et donc le retour aux Anciens ! Chez les Grecs et les Romains, c’était l’inquiétude qui prédominait à cause de la possibilité de la guerre, du retour de la barbarie, des famines, etc. Le chaos était présent, sous nos pieds. Nous ressentons aujourd’hui que la nature est fragile, que l’ordre social est fragile, que nos enfants risquent de vivre dans un monde pire que celui que nous connaissons. Dès lors, les idées classiques et par conséquent la vérité éternelle reviennent. La droite doit en être le vecteur.
Les Anciens, pour conjurer le chaos, recouraient au sacrifice, aux boucs émissaires. Ne prend-on pas ce risque de retrouver ces méthodes qu’avait abolies le christianisme ?
Je ne sais pas quelle forme prendra ce retour aux Anciens. En tout cas, cela repassera par une reconnexion à la nature. Une vie plus restreinte, plus tribale. La question est de savoir si le christianisme se rattachera à cette révolution, aux vérités anciennes, ou est-ce qu’il sera évacué. C’est à l’Église de répondre : c’est son rôle de sentir le temps pour s’inscrire dans une révolution saine. Si le clergé persiste dans le monde qu’il avait combattu autrefois, il passera à côté de ce besoin spirituel de l’homme.
Pourrait-on dire que la figure aujourd’hui qui a su incarner la droite, c’est Viktor Orbán ? Est-il un exemple ?
Je ne le connais pas assez, mais ce que je peux en dire, c’est qu’il fait une chose essentielle : il définit ce qu’est son propre pays, mais aussi l’Europe. Il le fait selon des critères réels et palpables. Chez nous, la droite définit la France et l’Europe par des valeurs. Or, les valeurs ne permettent pas la définition : sinon, on bascule dans le nihilisme. Si je demande à quelqu’un qui il est, il ne va pas commencer par dire qu’il est gentil, ou honnête, ou pour la démocratie. Il va me donner son nom, son prénom, sa profession. Quand on définit la France par des valeurs, on lui donne une définition ectoplasmique.
Au contraire, Viktor Orbán dit qu’il dirige un pays blanc et chrétien, il définit la Hongrie telle qu’elle est charnellement. Les valeurs procèdent de cette définition charnelle. Pierre Manent disait d’ailleurs qu’à chaque fois que l’Europe se mentionne, c’est pour s’annuler aussitôt. Si l’Europe, c’est la démocratie et les droits de l’homme, elle ne se distingue pas de nombreux autres pays qui partagent ces caractéristiques. Il faut dire que l’Europe se compose de tels peuples, telles langues, telles histoires et telles religions.
Nous devons être là : quand quelqu’un cherche, il faut faire en sorte qu’il nous trouve
Comment rééduquer ce peuple et refaire des Français, des Européens ? Non seulement avec la nouvelle vague d’immigrés, mais avec les Français eux-mêmes ?
Il faut se battre sur tous les fronts. Il y a un front politique, intéressant dans la mesure où il peut nous laisser faire. Je ne crois pas que la politique puisse changer les choses, mais elle peut éviter de persécuter ceux qui veulent changer les choses. Le pouvoir permettrait au monde culturel d’être libre, sans censure et peut-être même subventionné.
Le vrai pouvoir est celui de l’influence. Ça l’a toujours plus ou moins été, mais particulièrement aujourd’hui. L’influence culturelle, l’influence philosophique, l’influence idéologique peuvent peser sur les acteurs économiques, qui eux ont une influence sur les acteurs politiques.
Le cas d’Elon Musk est d’ailleurs très intéressant. Il a été inspiré par Jord Peterson qu’il a reçu, lu et beaucoup regardé. Il est passé de quelqu’un d’extrêmement libéral à quelqu’un de plutôt conservateur. Il commence grâce à son argent à faire des choses positives comme racheter Twitter pour y mettre plus de libertés, du moins on l’espère. Essayons d’avoir le plus d’influence possible sur la société, par exemple via Internet. Il y a encore plein de secteurs où nous ne sommes pas et où nous devrions être ces prochaines années, dans l’audiovisuel par exemple. La société nous répond d’ailleurs : nos diagnostics sont justes et bons, et la sécheresse de l’âme fait que l’homme recherche quelque chose. Nous devons être là : quand quelqu’un cherche, il faut faire en sorte qu’il nous trouve.■
Philosophie de droite de Julien Rochedy
Hétairie, 272 p., 26,90 €
Article précédemment paru dans L’Incorrect, le 24 mai 2022.