Par Pierre Builly.
L’esquive d’Abdellatif Kechiche (2004).
Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Du même réalisateur je n’avais pas détesté La graine et le mulet, et l’idée de voir représenter Marivaux en banlieue me semblait être singulière mais admissible. Après tout, pourquoi pas ? Mon âge me donne tout le temps de regarder n’importe quoi, y compris les choses les plus incongrues.
Passé l’agacement de ne pas comprendre une phrase sur deux, phrase hachée, mâchée, grognée, hurlée, aboyée par des gamins qui n’ont avec ma propre manière de s’exprimer qu’une parenté lointaine, je me suis pris au jeu. Je n’ai pas détesté, je n’ai pas méprisé, j’ai même compati devant ces pauvres gamins à qui notre décadence n’offre aucune échappatoire que le football ou le gangsta-rap (sélection autrement plus rigoureuse, au demeurant, que celle des concours des meilleures grandes écoles).
Pauvres petits enfants perdus de nos banlieues, si lointaines et si proches, à qui des professeurs fous furieux et magnifiques essayent d’inculquer un peu de ce bagage qui n’a cessé de s’éparpiller depuis cinquante ou soixante ans sur les routes de l’exploitation mondialiste et de la destruction des identités…
Elle est parfaite, cette prof’ de Lettres qui croit encore à une sorte de mission sacrée et qui, alors que la barbarie est à la porte essaye de replonger ses chers et pauvres sauvageons dans le raffinement de siècles qui leur sont étrangers… Sauvageons touchants, émouvants, pathétiques même lorsqu’ils ne s’expriment que dans la rage de leur pauvre vocabulaire, même lorsqu’ils ne parlent que de niquer la race de l’autre et que se battre les couilles (même et surtout pour les filles) leur semble être l’ultima ratio de la désinvolture.
Je ne sais pas trop ce qu’il faut faire, là-bas, de l’autre côté du Périphérique : envoyer les gosses se mesurer à Marivaux, dans le raffinement superbe de la fin d’un monde civilisé ou se mettre au niveau de leur sous-culture, leur enseigner les textes de Nique ta mère et de Grand corps malade… Je ne sais pas. Je trouve beau qu’on essaye de leur faire toucher du doigt l’élégance, la sophistication, la perversité subtile, la finesse des grands textes décadents. Beau et désespérant.
Dans une des scènes les plus fortes du film, le professeur (Carole Franck) aborde vraiment le sujet : la détermination sociale : dans la pièce (et toujours chez Marivaux), les valets ont beau se déguiser en maîtres et les maîtres en valets, ce jeu artificiel d’échange et de surprise ne va pas bien loin : à la fin de la pièce, chacun retrouve son milieu, son territoire, sa race. Dommage que Kechiche, peut-être effaré par la désolation de ce qu’il va dire, s’arrête au bord du précipice, recule à l’idée de désespérer les Francs-Moisins…
Et là c’est lui qui esquive. Je songe que Belvaux dans Pas son genre a eu davantage de courage (de rage ?) en montrant la résignation de Jennifer la coiffeuse (Émilie Dequenne) qui n’a pas pu malgré tous ses efforts et son enthousiasme amoureux, marcher au même pas que son Clément le professeur de philosophie (Loïc Corbery) : il y a des choses qui ne se rattrapent pas…
Qu’est-ce qui va se passer après que les gamins auront joué devant les familles assemblées les entrelacs compliqués de l’écriture classique ? Peut-être si Lydia (Sara Forestier) qui semble avoir en elle la rage et la volonté d’aller plus loin, pourra traverser le périph’… Mais les autres resteront confinés dans leur relégation, entre trafics, petits et grands, chômage endémique, puis confinement à la maison, pour les filles, avec trop de mômes à torcher et petits boulots de rien du tout pour les garçons, avec trop de crédits à rembourser…
Et là, Marivaux ! ■
DVD disponible autour de 8 € .
Retrouvez l’ensemble des chroniques hebdomadaires de Pierre Builly publiées en principe le dimanche, dans notre catégorie Patrimoine cinématographique.