Pierre-Yves Rougeyron, président du Cercle Aristote, répond ici aux questions de Front Populaire (3 juillet) et c’est tout à fait intéressant.
Les lecteurs de JSF, et plus spécialement des Lundis de Louis-Joseph Delanglade sont familiers de l’analyse que dresse ici Pierre-Yves Rougeyron.
À quelques éléments de langage près, nous sommes donc, en l’espèce, sur la même ligne que Pierre-Yves Rougeyron.
C’est pourquoi nous nous reprenons cet entretien sur JSF et pourquoi nous en recommandons la lecture.
ENTRETIEN. Du 28 au 30 juin se tenait à Madrid le sommet de l’OTAN : trente chefs d’États de l’alliance atlantique réunis, beaucoup d’annonces, et une nouvelle feuille de route stratégique pour le bloc occidental. Pierre-Yves Rougeyron, président du Cercle Aristote, fait le bilan de ces quelques jours de haute intensité géopolitique.
Front Populaire : Le sommet de l’OTAN à Madrid, attendu au tournant – mais pour des raisons différentes – par les atlantistes comme par les souverainistes, s’est clôt ce jeudi 30 juin. Qu’en avez-vous pensé ?
Pierre-Yves Rougeyron : Une très désagréable ambiance de citadelle asiégée. La civilisation incarnée par des pays en déclin démographique, politique, militaire et scientifique constant assaillie par les « barbares » représentant tout de même 82% de la population mondiale. Alors que dans le fond rien ne change, l’OTAN est toujours une agence de normalisation des défenses des pays membres pour exporter du matériel de guerre américain.
Les grands pays de l’avenir comme la Chine ont des systèmes d’armes qui remettent en cause la suprématie militaire incontestée de l’Occident et ce n’est pas l’entrée de la Finlande dans l’OTAN qui changera cela. Quant aux nouveaux entrants, ils abandonnent une neutralité qui était largement fantomatique, et ils demandent des changements institutionnels à la marge (la question du statut à venir du Japon qui n’est pas dans l’Atlantique nord) qui ne révolutionne pas la matière.
FP : Si Joe Biden annonce renforcer drastiquement la présence militaire américaine sur le continent européen, les États-Unis ne semblent pas non plus perdre de vue leur rival chinois. Qu’est-ce que cela signifie pour les États d’Europe membres de l’OTAN ?
PYR : Biden est face à la même réalité que Donald Trump, à savoir que l’Empire américain se termine quelque soit l’avis que l’on porte sur cette réalité. Donald Trump partait de ce constat pour renforcer la nation américaine, Biden pour dire que l’empire doit contre-attaquer. Dans les deux cas, l’adversaire c’est la Chine, mais les méthodes diffèrent totalement.
Pour Donald Trump, Il fallait multiplier les accords et recourir au protectionnisme pour à la fois réindustrialiser et faire bloc sans affrontement direct avec Pékin. Dans ce cadre, il fallait éviter à tout prix un axe Moscou-Pékin et encore pire une autonomisation des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Biden retourne à l’impérialisme classique et à l’arrogance démocrate avec son obsession russe qui est en train non pas d’endiguer la Chine, mais d’accélérer la chute des États-Unis et la secession des grands émergents. Là encore l’Empire américain s’affermit dans la seule zone qui ne cherche que sa domination : l’Europe. Il consolide son fortin pour couvrir qu’il recule ailleurs et surtout là où cela compte, c’est à dire dans le Pacifique. Reste à savoir si, comme les Coréens et les Japonais, les Européens vont finir par cotiser à la présence militaire américaine.
FP : L’Allemagne n’est plus aussi pacifiée que l’on pouvait l’espérer et, à la faveur de la guerre en Ukraine, annonce avoir bientôt la plus importante armée conventionnelle d’Europe. Renouerait-elle avec son impérialisme historique ?
PYR : Elle ne l’a jamais quitté. Elle est la principale responsable de la guerre de Yougoslavie comme de la guerre d’Ukraine de 2014. Il y a dans cette volonté allemande deux choses à noter. La première, c’est que la cible, c’est nous : il s’agit pour l’Allemagne de détruire l’autonomie stratégique française qui nous donne la première armée du continent. La deuxième, c’est cette volonté de recotiser à l’assurance américaine en achetant tout le matériel américain nécessaire. L’Allemagne et la Pologne seront les deux grands lieutenant de l’Amérique d’un point de vue militaire.
FP : Un autre cas interroge, celui du trublion de l’OTAN : la Turquie d’Erdogan, qui a d’ailleurs retiré son véto à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’organisation. À quoi joue Ankara et quelle est sa marge de manœuvre ?
PYR : Laurent Arthur du Plessis a commis un livre passionnant sur Erdogan dont il suit la trace depuis 25 ans. Erdogan est un modèle de survie politique et même un modèle de puissance que nous devrions envisager. Il est partout pour faire valoir ses intérêts.
La géopolitique turque est un clavecin, il passe d’un clavier à l’autre. Il a besoin de faire monter les prix avec les Occidentaux, il se rappelle qu’il est le pillier Est de l’alliance en Méditerrannée. Il a besoin des Orientaux ? Il reprend la banière islamique. Il a besoin de Poutine ? Il redevient eurasien. Il peut être pantouraniste demain, africain après-demain. Voyez en Ukraine : les Turcs participent à la préparation des islamistes présents dans certains bataillons (Doudaïev par exemple) ukrainiens et sont les interlocuteurs privilégiés des russes en même temps. Erdogan est très fort et nous rappelle qu’en relations internationales, c’est l’empêcheur de tourner en rond qui gagne et non la carpette.
FP : On a pu récemment entendre la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen se féliciter, justement, de cette adhésion prochaine, adhésion qui allait rendre « l’OTAN (!) plus grande, plus européenne et plus forte ». Comment interprétez-vous cette confusion des genres ?
PYR : Aucune confusion des genres. L’UE et l’OTAN sont intimement liées. Dans les traités, la politique européenne dite de défense se fait dans le respect des préorogatives de l’OTAN. Ici, nous touchons à un point de vue strictement français et dont nous devons guérir. L’OTAN est une alliance dépassée et obsolète mais l’organisation OTAN vaut mieux que l’UE. L’OTAN est une organisation internationale classique où chaque Etat dispose d’une voie et ne peut se voir imposer quelque chose – contrairement à l’UE. Elle est de fait dominée par les Américains dont elle constitue l’équivalent d’une levée de ban seigneuriale, et rien d’autre.
Mais l’UE, c’est l’Allemagne pour le même prix. Nous vivons sur le mythe hérité d’une partie des gaullistes (ce que je déplore), des restes du communisme et d’une partie européiste de l’extrême droite qui entend se focaliser sur l’OTAN pour ne pas voir l’impérialisme allemand, selon lequel la gentille Union européenne serait l’otage des brutes américaines. Un simple tour dans les institutions européennes dément cela. Les deux institutions ont les mêmes ennemis, les mêmes buts et les eurocrates feraient n’importe quoi pour l’OTAN se jette dans le conflit. Dans tous les débats auxquels j’ai assisté ce sont les eurocrates allemands, polonais et baltes qui demandaient aux américains d’être militairement agressif avec la Russie directement et les Américains qui refusaient. Nous devons avoir dans la tête que l’UE et l’OTAN sont deux problèmes distincts, mais siamois.
FP : Dans ce nouveau paysage géopolitique qui se dessine, quelle place pour la France ?
PYR : Le mythe de l’Europe de la défense a vécu. La France va être le seul pays à y croire. Alors que notre industrie de défense vit sur les clients non-européens. Nous sommes vraiment en danger de nous désabiller pour faire vivre un mythe d’Europe autonome. L’Europe est une « ruine herméneutique », pour reprendre l’expression de Philippe Forget. La France est un corps vivant. Le monde est vaste et la France doit partir à sa rencontre. A défaut, l’Europe nous tuera.
Plus que jamais, rappelons les mots de Bismarck : « Qui parle d’Europe ment ». ■
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