Par Pierre de Meuse.
Il s’agit, en vérité, de bien davantage qu’un récit – quoique tout y soit décrit avec beaucoup de détail – et de bien davantage que d’une évocation. En plus de tout cela, il s’agit d’une étude politique, militaire, historiographique de la bataille de Bouvines, dont ce sont les 808 ans ans. Nous publierons cette étude en trois parties dont voici la première. Signalons encore que ce texte est repris du numéro 36 de La Nouvelle Revue Universelle (avril-mai-juin 2014, pour les 800 ans de Bouvines) – revue que nous recommandons de lire régulièrement *.
UNE BATAILLE BIEN MENÉE, MAIS JUSQU’AU BOUT LE DESTIN HÉSITE
La bataille de droite ouvre les hostilités. D’un côté le corps flamand, chevaliers et milices, sans compter les routiers, qui est le premier au contact, et que commande le comte Ferrand. Il se trouve face à face au corps du duc Eudes de Bourgogne, accompagné de la Bannière de Montmorency. C’est lui qui ouvre l’engagement avec une furieuse charge de cavalerie, qui fait fléchir la chevalerie flamande. Elle réagit tout de même tardivement par une attaque ciblée d’une douzaine de Flamands contre le duc de Bourgogne, qui est jeté à bas de son cheval. Le sort vacille à ce moment. Pourtant, la garde du duc réussit à le rallier et à le remettre en selle. Le voyant repartir au combat, les chevaliers flamands mollissent, s’enfuient en laissant leur comte blessé aux mains de trois chevaliers qui tiennent avec lui la perspective d’une somptueuse rançon. Routiers et milices d’Ypres et de Gand quittent le champ de bataille, comme ils le peuvent. On ne constate aucun ralliement par l’aile vaincue des autres corps de bataille coalisés. D’ailleurs, le déroulement de l’action n’en laisse pas le temps aux rescapés.
En effet, le même scénario se produit sur la gauche mais inversé. C’est la chevalerie anglaise qui charge les chevaliers français. Les milices communales sont dans un premier temps bousculées, leurs lignes traversées par l’ennemi. Salisbury cherche à atteindre le pont sur la Marque, afin de bloquer toute retraite avant de repartir ravager les lignes françaises. Derrière lui sont les fantassins brabançons, commandés par Renaud de Dammartin. Ce sont les meilleurs soldats de pied de l’époque, admirablement commandés et animés par un esprit de corps incomparable. Cependant, lorsqu’il arrive avec ses bandes, Guillaume Longue-Epée se heurte à Philippe de Dreux, l’évêque de Beauvais, que Philippe a chargé de lui barrer la route. La chevalerie anglaise est bloquée inopinément par la cavalerie lourde de l’évêque, qui résiste et contre-attaque avec son frère Robert. L’évêque ne peut tirer l’épée, en vertu du précepte évangélique. Qu’à cela ne tienne ! Il manie la masse d’armes avec force et compétence, et se fraie un chemin jusqu’à Salisbury qu’il gratifie de trois coups sur son heaume, l’aveuglant et l’assommant, de sorte qu’il est fait prisonnier. Désorganisée, l’ost anglaise laisse le champ de bataille en désordre.
Cela dit, Renaud de Dammartin n’a pas capitulé. Il ordonne de former le » hérisson », formation compacte en carré défendu par des piques et des crochets, et se tient en son centre avec six chevaliers, lançant régulièrement des attaques contre les piétons de Saint-Valéry et les chevaliers français. Il faut une heure de combat pour en venir à bout : en effet, au cours d’une de ses sorties, un sergent à cheval le renverse en fonçant sur lui comme un taureau. Renaud manque d’être taillé en pièces dans la boue, et ne doit la vie qu’à l’intervention du frère Guérin, le moine-soldat connu pour ses qualités de stratège. L’aile droite de l’armée coalisée s’est désagrégée.
Dans le même temps a commencé la bataille au centre du dispositif de chaque armée ; c’est au centre que se combattent, comme il se doit, les souverains. Là encore, les chevaliers allemands d’Otton de Brunswick ont chargé efficacement et semblé emporter la décision. Les biffins des communes, mal armés, ont été rudement malmenés. Plus grave encore, l’infanterie allemande réussit à encercler le roi et le culbute à terre. Il est frappé à coups de couteau d’armes, que sa cotte de mailles pare, mais provisoirement. La situation est dramatique : si le roi périt, la bataille est perdue et l’œuvre capétienne de deux siècles est à recommencer. Justement, Otton, qui a repéré le roi à sa cotte fleurdelisée, tente de remonter le courant, accompagné de plusieurs chevaliers saxons pour le capturer.
LE TRIOMPHE DE PHILIPPE « AUGIJSTE »
C’est alors que quelques hommes vont forcer la chance et faire histoire. Le premier est un modeste chevalier du Soissonnais, Pierre Tristan. Il est seul au début, car lui seul a aperçu le geste de Galon de Montigny, porteur de la Montjoie qu’il agite désespérément, et il n’a d’autre solution que de se précipiter sur le roi pour parer de son corps les coups qui lui sont destinés. Puis c’est le tour de Guillaume des Barres, qui, ayant observé l’empereur allemand parti à la poursuite du roi Philippe, réunit quelques hommes à cheval, contourne la mêlée, et fond à la rescousse sur Otton. La situation est retournée, et si Philippe est sauvé, c’est Otton qui manque de peu d’être capturé. Après un regroupement, c’est la charge finale conduite par le même Guillaume des Barres, après quoi Otton s’enfuit du champ de bataille, l’armure couverte de coups, après avoir perdu son cheval, son étendard, ses insignes impériaux… Sinistre présage : il mourra quelques années plus tard sans avoir pu conserver l’Empire à sa dynastie, laissant le trône à ses ennemis jurés, les Staufen.
Le triomphe de Philippe est total. Avec des pertes minimes, une dizaine de chevaliers, quelques centaines de piétons, le gain est énorme pour le royaume. La liste des prisonniers est impressionnante, ce qui, sur le seul plan financier, représente plusieurs années de revenus de l’Etat naissant. D’autre part, les concurrents du royaume sont durablement affaiblis. Le roi d’Angleterre Jean se verra même contester son royaume par le fils du roi Philippe, Louis, qui passera la Manche en armes pour faire valoir ses « droits » « . C’est d’ailleurs à la suite de ces déboires que Jean sera contraint d’accepter une limitation de sa souveraineté en signant la fameuse Magna Carta.
Quant à Ferrand, il restera des années en captivité, puis retournera dans son fief, dissuadé de se révolter à nouveau. Les empereurs Staufen resteront des alliés de la France, sinon du Pape. En somme, un énorme succès militaire, dynastique et politique. L’historiographie ultérieure sera attachée à la commémoration de Bouvines : le XIVe siècle exploitera en faveur de la dynastie le sens religieux : c’est parce que les ennemis du roi sont maudits de Dieu que la France est bénie. Jeanne d’Arc n’oubliera pas la leçon. Les historiens du XIXe siècle y ont vu l’émergence de la Nation française. D’autres, à la même époque, iront encore plus loin : ils y verront la première contestation de la féodalité, voire l’apparition de la démocratie, tant il est vrai qu’on ne trouve dans l’Histoire que ce qu’on veut y mettre. ■ (À suivre, demain vendredi).
Article précédemment paru dans La Nouvelle Revue Universelle. (Numéro 36 – Avril-mai-juin 2014 – Année des 800 ans de Bouvines).
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Publié le mardi 6 août 2014 – Actualisé le jeudi 28 juillet 2022.
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