Par Jean-Paul Brighelli.
Cet article est paru le 3 août dans Causeur, site excellent s’il en est. Faut-il ajouter quoi que ce soit ? Le lecteur le fera, jugera, commentera s’il le souhaite ! Nous nous contenterons de réitérer notre conseil prosaïque : acheter et lire le second et donc dernier tome de La Fabrique du Crétin où Jean-Paul Brighelli déploie tout son savoir, son expérience, son aptitude à surprendre, son esprit d’analyse en éveil, et son talent qui n’est pas mince.
Jean-Paul Brighelli, insupportable traditionaliste, en arrive à défendre le roman de l’Histoire, pour arrangé et fictif qu’il soit, qu’il préfère visiblement à l’étude de la lutte des sexes au XIIIe siècle ou du vêtement des gueux au XVIIe. Et tout lui est prétexte pour défendre cette cause véreuse — même l’exploitation éhontée de ses photos de vacances.
Nos historiens modernes devraient se souvenir que la mémoire d’une nation est essentielle à sa conservation — et ceux qui refusent sciemment de l’enseigner veulent juste la mort de cette nation.
Il y a quelques jours, je me rendais à Avoriaz pour faire le tour des sommets— je n’aime la montagne que l’été. En passant à Morzine, je remarquai la façade de l’École Primaire publique, ornée de fresques représentant, grandeur nature, quelques-unes des gloires de la France. Un chevalier y jouxte Charlemagne, identifiable à sa « barbe fleurie », comme dit la Chanson de Roland, auquel succède, dans le sens de la lecture, un emperruqué du grand Siècle, probablement ce bon La Fontaine —, puis une femme de Lettres (parions sur Mme de Sévigné), et ensuite Napoléon.
Tout un programme — qui devrait être LE programme de toutes les écoles de France. Puisqu’aussi bien cette chronologie passant d’une cime à l’autre — normal, en Haute-Savoie… — fut longtemps la base de l’enseignement de l’Histoire à l’école primaire. On nous racontait comment en se rendant, Vercingétorix fut presque plus grand que César, comme sur le tableau de Lionel Royer (1852-1926), Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César. Bien sûr, je devais comprendre un peu plus tard qu’une telle toile, peinte en 1899, faisait davantage référence à Sedan qu’à Alésia, et appelait à la revanche : quelle importance, au fond ? Si vis pacem, para bellum. La revanche ne s’exercerait pas sur les troupes italiennes, mais sur celles du Kaiser.
Alors oui, Charlemagne et Roland, et les Maures vaincus à Roncevaux — et quelle importance que ce fussent peut-être des Basques ? Ces Sarrazins du VIIIe siècle étaient les cousins de ceux que Charles Martel avait écrasés à Poitiers quelques décennies plus tôt, et les grands-parents de ceux que Rodrigue rejette à la Mer : « Le flux les apporta, le reflux les remporte ». Quand je pense que certains profs de Lettres hésitent à étudier le Cid en classe parce que la pièce, selon eux, ne serait pas muslim friendly… Sans parler du Mahomet de Voltaire, déprogrammé il y a peu à Genève sous la pression de Tariq Ramadan, dont on a su depuis que…
L’école de Morzine, par son aspect traditionnel, m’a paru justement exemplaire, et garante de cette Histoire française que l’on enseignera sous sa forme romanesque — le plus sûr moyen d’emporter l’adhésion —, et dont on affinera peu à peu le sens et les détails. Ce que j’ai appris en CM1 du XVIIe siècle m’a permis, à l’époque, de comprendre d’emblée les Trois mousquetaires, que je commençais alors. Imaginez un enfant de neuf ans entrant aujourd’hui dans ce merveilleux livre et déchiffrant (avec peine…) :
« Le premier lundi du mois d’avril 1626, le bourg de Meung, où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s’enfuir les femmes le long de la grande rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la cuirasse, et appuyant leur contenance quelque peu incertaine d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtellerie du Franc-Meunier, devant laquelle s’empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiosité.
« En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans qu’une ville ou l’autre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le cardinal qui faisait la guerre au roi et aux seigneurs ; il y avait l’Espagnol qui faisait la guerre aux seigneurs, au cardinal et au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le monde. Les bourgeois s’armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais ; — souvent contre les seigneurs et les huguenots ; — quelquefois contre le roi ; — mais jamais contre le cardinal et l’Espagnol. Il résulta donc de ces habitudes prises, que ce susdit premier lundi du mois d’avril 1626, les bourgeois entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de l’hôtel du Franc-Meunier. »
Combien de ces mots passent au-dessus de la tête d’un élève contemporain ? Huguenot, mousquet, pertuisane, Richelieu, laquais, susdit, guidon, livrée — sans parler de panique, que certains doivent interpréter d’emblée comme une interdiction de forniquer… Et ça continue ainsi pendant près de 1100 pages. Un délice !
C’est bien pire que les vingt lignes de Sylvie Germain données à étudier au Bac et qui ont valu à leur auteur toutes les malédictions de la terre. Quand on enseigne l’ignorance, on forme à l’intolérance. Ce n’est pas en racontant la Chanson de Roland que l’on prépare au racisme, mais en coupant justement les enfants de la diversité littéraire. Ce n’est pas en se refusant de faire lire la merveilleuse lettre de Voltaire sur les horribles dangers de la lecture via les interdits islamiques (et ceux du roi Louis XV) que l’on amènera les chers bambins à la lecture et à l’ironie, un art qui s’est complètement perdu depuis que des pédagogues bourrés d’ignorance et de bonnes intentions prennent tout au sérieux, et pensent que le mot « nègre » chez Montesquieu, dont l’ombre portée fut l’abolition de l’esclavage, est une insulte insoutenable.
Oui, la littérature est dangereuse — mais pas dans le sens que croient ces abrutis. Et le vrai respect de l’élève, dont on nous casse les oreilles, ne consiste pas à caresser les superstitions, les fanatismes et les idées reçues dans le sens du poil, mais à les extirper de ces mémoires encore fraîches.
Il est remarquable que les fresques de Morzine représentent presque systématiquement des hommes et des femmes qui écrivent ou qui lisent (après tout, Bonaparte, outre une nouvelle qui est aussi un pamphlet politique, le Souper de Beaucaire, fut le co-rédacteur du Code civil). C’est dire aux petits garçons et aux petites filles qu’ils seront peut-être eux aussi écrivains, un de ces jours. Qu’ils ont la possibilité de l’être — pourvu qu’on leur donne en exemple d’autres écrivains. Qu’on leur enseigne la syntaxe et l’orthographe, sans s’extasier a priori devant leurs productions dérisoires. Restaurons la pratique de la rédaction !
« Pour liquider les peuples, écrit Kundera dans le Livre du rire et de l’oubli, on commence par leur enlever leur mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Puis quelqu’un d’autre écrit d’autres livres, leur donne une autre culture, leur invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite ». Le romancier emprunte la citation à l’historien tchèque Milan Hübl (1927-1989, tchèque et historien pendant le stalinisme, ça, c’est de la provocation). Nos historiens modernes devraient se souvenir que la mémoire d’une nation est essentielle à sa conservation — et ceux qui refusent sciemment de l’enseigner veulent juste la mort de cette nation.
À l’internationalisme prolétarien des trotskistes a succédé la très wokiste et politiquement correcte « intersectionnalité des luttes », qui amène à faire croire que l’Occident fut de tous temps un repaire d’esclavagistes (c’est nous qui avons combattu puis supprimé l’esclavage, qui s’est maintenu dans bien des pays, essentiellement musulmans, responsables d’une traite bien plus abominable que la traite atlantique), de machistes (alors que nombre d’écrivains mâles furent des féministes bien plus incisifs que bien des femmes, et Laclos bien mieux que la très surestimée Olympe de Gouges) et de colonialistes — alors que tous les empires ont conquis et massacré, mais bien peu ont apporté en sus l’alphabétisation, la démocratie et la lutte contre les maladies contagieuses.
C’est le roman de l’Histoire qui fait entrer les enfants dans la réalité historique. Et pas le contraire. Tiens, la prochaine fois, je vous parlerai d’Alexandre Dumas. ■
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comment ne pas admirer les reflexions de jpBRGHALLI et que dire de plus…ne serait-ce que le long poeme de vigny « le cor » pour embellir un peu notre Histoire que l’on apprenait par coeur au lycée…dans les années 80 j’avais réussi àinteresser une classe de tr oisi véme faible,aux « Chouans » de Balzac,l’inspecteur me le reprocha; vivement unmeilleur souffle sur l’enseignement!!
Nouvelle « mission » pour les hussards rouges de la république : transformer les « petits choses » en petits crétins !