On ne nous soupçonnera pas, espérons-le, de complaisance envers Luc Ferry dont l’idéologie foncière nous est étrangère et même nous apparaît détestable. Dans le cas présent, Luc Ferry a néanmoins cent fois raison. Il a raison, presque seul d’ailleurs et en avance, de s’insurger contre l’idée même, un idée à haut risque, que la France pourrait se laisser entraîner dans le sillage du bellicisme américain à une guerre aux conséquences incalculables, menée sous direction US et sous la forme habituelle et factice d’une coalition, pour la défense de Taiwan contre la Chine. Mourir pour tel ou tel, la France, comme on dit, a déjà donné. Elle l’a payé au prix fort. Une telle guerre à l’évidence ne serait pas la nôtre et nous ferait courir les plus grands risques pour seulement servir un impérialisme étranger. Si elle devait se produire, nous devrions impérativement la regarder sans broncher, du haut de ce qu’en son temps Louis XV avait appelé le Mont Pagnotte.
CHRONIQUE – Le jour où la Chine reprendra Taïwan, et ce n’est probablement qu’une question de temps, que feront les Américains ?
Il va de soi que la démocratie américaine attire davantage la sympathie que les régimes autoritaires de Chine ou de Russie. Le communisme chinois, fût-il moins meurtrier qu’au temps de Mao, reste pour l’immense majorité des Européens un repoussoir, quant à Poutine, qui nous méprise parce qu’il nous juge en pleine décadence, il est clair qu’il ne suscite guère l’admiration d’une presse qui le traite à jet continu de dictateur, quand elle ne le compare pas à Hitler ou à Staline, ce qui est absurde historiquement, mais populaire médiatiquement.
Cela justifie-t-il la volonté des Américains de se poser à nouveau en gendarmes de la planète, en leaders incontestés du «monde libre» comme a voulu le faire savoir urbi et orbi Nancy Pelosi par son séjour à Taïwan? On me permettra d’en douter et ce pour deux raisons que ceux qu’enthousiasme cette visite semblent oublier un peu vite: d’abord parce qu’elle n’aura pas d’autre effet que de jeter la Chine dans les bras de Poutine au pire moment, ensuite parce qu’il existe en matière d’armes de destruction massive une dissymétrie désormais irréversible entre les démocraties et les régimes autoritaires. Quoi qu’ils en aient, les Américains n’ont plus les moyens de leur prétention à régenter le monde, les crimes de guerre qu’ils ont commis à Hiroshima et Nagasaki étant tout simplement impensables aujourd’hui, à la fois inacceptables par les opinions publiques occidentales et inassumables par les dirigeants actuels. Du reste, les responsables Américains eux-mêmes ont fini par les dénoncer comme le fit Eisenhower en personne dans ses Mémoires, en affirmant qu’en avril 1945, «le Japon cherchait le moyen de capituler sans perdre la face de sorte qu’il n’était nullement nécessaire de le frapper avec cette arme abominable».
Aujourd’hui, si les États-Unis mènent en Ukraine une guerre contre la Russie, c’est sans se mouiller, à des milliers de kilomètres, en tirant de nombreux bénéfices et par Ukrainiens interposés, en évitant soigneusement un conflit direct qui risquerait de pousser la Russie à utiliser l’arme nucléaire, ce dont nous, Occidentaux, sommes désormais tout à fait incapables. Hiroshima et Nagasaki, c’est fini: on n’imagine mal un pays démocratique prendre la décision de raser une ville, fût-elle ennemie, avec tous ses civils, femmes et enfants, ce que le monde entier qualifierait aussitôt de crime de guerre.
Même face au petit peuple afghan, les États-Unis ont dû plier bagage, alors face à une Chine désormais alliée à la Russie, que pourraient-ils faire? Il faut écouter ce que disait le général de Gaulle, personnage peu suspect d’esprit munichois, des territoires cédés par la Chine à la Russie, des propos que cite Alain Peyrefitte (dans son livre, C’était de Gaulle): «Fatalement, un jour ou l’autre, les Chinois se sentiront assez forts pour exiger le retour des régions concédées. Nous n’avons pas à nous mêler de ces querelles, mais nous avons à être présents partout. Il y a quelque chose d’anormal dans le fait que nous n’avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains…».
Le raisonnement vaut a fortiori pour Taïwan, les dirigeants chinois étant sans nul doute capables du pire en cas de conflit armé avec les États-Unis ou le Japon. Le jour où la Chine reprendra Taïwan, et ce n’est probablement qu’une question de temps, que feront les Américains? Réponse: rien, sinon les gesticulations rituelles sans effet réel sur l’annexion du petit territoire par son gigantesque voisin. Même sur le plan économique et commercial, la dépendance des États-Unis à l’égard de la Chine est telle, ne serait-ce que s’agissant des «terres rares» indispensables à la fabrication des produits de la troisième révolution industrielle (ordinateurs, smartphones, composants électroniques, etc.) qu’entrer dans une logique de sanctions serait plus pénalisant pour eux que pour la Chine.
Mme Pelosi, plutôt que de rechercher son petit moment de gloire médiatico-narcissique, qui plus est contre l’avis de son propre président, aurait dû y réfléchir à deux fois avant de déclencher une tempête qui soude entre eux les deux dictateurs les plus puissants du monde, elle aurait dû comprendre que les États-Unis ne sont plus le nombril de la planète, que le temps des rodomontades belliqueuses est révolu et que, comme le voulait de Gaulle, la coopération culturelle, économique et politique, même si elle est infiniment difficile avec des pays qui n’ont pas la même histoire que nous, est la seule voie d’avenir. ■
Je suis généralement d’accord avec Luc Ferry sauf évidemment sur la République et aussi sur la Colonisation et le Mariage pour tous.
Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki n’ont pas été des crimes de guerre mais des nécessités stratégiques. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la guerre est totale et les populations civiles sont totalement exposées. Je connais un peu le Japon à travers mon fils qui y vit, y travaille et a épousé une Japonaise. Les Japonais n’étaient pas disposés à se rendre avant Hiroshima et même après Nagasaki. C’est l’Empereur, contre l’avis de l’Etat-major impérial, usant de son autorité divine, en prenant pour la première fois la parole à la radio, qui a exigé la reddition. Je pense qu’Eisenhower était un peu fatigué quand il a écrit ses mémoires. Un de mes excellents amis qui a été aide-de-camp de Mitterrand (« Je ne suis pas volontaire, je ne suis pas socialiste mais je suis militaire et je puis servir le chef des armées » comme son camarade de promotion pour l’Etat-major particulier) m’a raconté que François Mitterrand était parti à reculons après avoir rencontré Hiro-Hito, suivant la coutume impériale. Dans la voiture, il avait fait cette confidence à son aide-de-camp : « Si j’ai reculé, bien que Chef d’Etat, c’est parce qu’Hiro-Hito avait arrêté la Deuxième Guerre mondiale ». Toutes les côtes japonaises étaient hérissées de points d’appui fortement armés. Le débarquement américain aurait été infiniment plus difficile qu’en Normandie.