VIII.
Toute la journée suivante Aratov fut de mauvaise humeur. « Qu’est-ce, Yacha ? lui demandait Platonida ; tu as aujourd’hui l’air tout détraqué. » Dans le langage particulier de la petite vieille, cette expression rendait assez exactement l’état moral d’Aratov. Il ne pouvait pas travailler, il ne savait pas lui-même ce qu’il désirait. Tantôt il se mettait à attendre Kupfer (il soupçonnait que c’était de Kupfer que Clara avait eu son adresse, et quel autre aurait pu tant parler de lui ?), et tantôt il se demandait si vraiment ces relations devaient se terminer ainsi. Parfois il s’imaginait qu’elle lui écrirait… ou bien ne serait-ce pas à lui d’écrire une lettre dans laquelle il lui expliquerait tout ? car il ne désirait pourtant pas lui laisser une impression défavorable… Mais, expliquer quoi ? Tantôt il tâchait d’exciter en lui-même une sorte de dégoût pour elle, pour son indiscrétion, pour sa hardiesse ; puis, de nouveau, se représentait à lui ce visage indiciblement touchant, et cette voix d’un accent irrésistible ; puis il se rappelait son chant, sa manière de lire, et il ne savait plus s’il avait eu raison dans son jugement sévère… En un mot, c’était un homme détraqué. Enfin tout cela finit par l’ennuyer et il se décida, comme on dit, à se faire une raison et à biffer toute cette histoire qui le dérangeait de ses occupations et troublait son repos. Mais ce ne fut pas chose facile. Une semaine se passa avant qu’il pût rentrer dans son ornière habituelle. Heureusement, Kupfer ne paraissait plus du tout ; on eût dit qu’il avait quitté Moscou.
Peu de temps avant cette histoire, Aratov avait commencé à s’occuper de peinture au point de vue de la photographie ; il s’y remit avec un redoublement de zèle.
Ainsi, insensiblement, avec quelques légères rechutes, comme disent les docteurs (Aratov, par exemple, fut un jour sur le point de rendre visite à la princesse), ainsi se passèrent deux, trois mois, et Aratov redevint l’Aratov d’autrefois. Seulement, là, en dessous, sous la surface de sa vie, quelque chose de lourd, de sombre, l’accompagnait secrètement partout et toujours. Ainsi un grand poisson, saisi par l’hameçon, mais qui n’est pas encore arraché de l’eau, suit en nageant au fond de la rivière le bateau sur lequel se tient le pêcheur, sa forte ligne à la main.
Mais voici qu’un jour, parcourant un numéro de la Gazette de Moscou, Aratov tomba sur la correspondance suivante :
« C’est avec un profond chagrin, écrivait un littérateur du cru (de la ville de Kazan), que nous insérons dans notre chronique théâtrale la nouvelle de la fin subite de notre remarquable actrice, Clara Militch, qui avait su, dans le temps relativement court de son engagement, devenir la favorite de notre public, si connaisseur et si difficile. Notre chagrin est d’autant plus profond, que c’est Mlle Militch elle-même qui, volontairement, a mis fin à sa vie, si jeune et si pleine d’espérance, par le moyen du poison. Et cet empoisonnement est d’autant plus horrible, que l’artiste a bu le breuvage fatal sur le théâtre même. On eut beaucoup de peine à la ramener chez elle, où, au regret général, elle expira. Le bruit court qu’un amour malheureux aurait été la cause de cette action funeste. »
Aratov déposa doucement le numéro du journal sur la table. À le voir, il était resté calme ; mais quelque chose comme un choc heurta tout à coup violemment dans sa poitrine, dans sa tête, puis glissa lentement le long de tous ses membres. Il se leva, resta quelque temps immobile, se rassit, relut la correspondance, se releva, se coucha sur son lit, et, les mains croisées derrière la tête, comme un homme envahi par le brouillard, regarda longuement la muraille. Peu à peu cette muraille s’effaça, disparut, et il aperçut devant lui, et le boulevard sous un ciel gris, et elle dans sa mantille noire, puis elle encore sur l’estrade, puis lui-même à côté d’elle. Ce même choc, qui l’avait si violemment frappé à la poitrine au premier moment, se mit à remonter… à remonter lentement vers la gorge. Il voulût s’éclaircir le gosier, il voulut appeler ; mais sa voix le trahit, et, à son propre étonnement, des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Qu’est-ce qui avait excité ces larmes ? La pitié ou le remords ? Ou simplement les nerfs qui n’avaient pu résister à un coup subit ? Car elle n’était rien pour lui, n’est-ce pas ?
Une pensée soudaine lui traversa la tête : Mais peut-être n’est-ce pas vrai ? Il faut s’informer. Mais auprès de qui ? De la princesse ? Non, auprès de Kupfer, de Kupfer… Mais on dit qu’il n’est pas à Moscou. C’est égal, c’est par lui qu’il faut commencer. Aratov s’habilla rapidement, prit un isvostchik et partit au galop. ■ (À suivre).
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues.
Nouvelle à paraître à l’automne 2022 éditée chez B2M.
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