XII.
Arrivé dans cette ville, il prit à peine le temps de retenir une chambre dans une auberge, et courut à la recherche de la maison de la veuve Milovidov. Pendant tout le voyage, il s’était trouvé dans une sorte de torpeur qui ne l’empêchait pourtant pas de s’occuper du nécessaire, de se transporter du chemin de fer au bateau à vapeur, de dîner aux stations. Il continuait à être persuadé que, là, tout s’éclaircirait, et, chassant loin de lui tout souvenir et toutes considérations, il se contentait de préparer dans sa tête le speech par lequel il exposerait à la famille de Clara Militch le motif de son voyage. Le voilà enfin arrivé devant la porte ; il se fait annoncer. On le laisse entrer, avec étonnement, mais on le laisse entrer.
La maison de la veuve Milovidov était, en effet, telle que Kupfer l’avait décrite, et la veuve elle-même semblait être une des marchandes des comédies d’Ostrovski, tout en étant femme d’employé. Son mari avait eu le grade d’assesseur de collège. Non sans quelque hésitation, Aratov, après s’être préalablement excusé de sa hardiesse et de l’étrangeté de sa visite, prononça le speech qu’il avait préparé : comme quoi il avait l’intention de rassembler tous les renseignements nécessaires sur la jeune artiste prématurément enlevée au monde. Il ajouta que ce n’était pas une vaine curiosité qui l’amenait, mais bien une profonde sympathie pour un talent dont il avait été l’admirateur (il se servit vraiment du mot admirateur) ; et qu’enfin c’eût été un péché de laisser le public dans l’ignorance de ce qu’il avait perdu, et pourquoi ses espérances avaient été frustrées ! Mme Milovidov n’interrompit pas Aratov, elle ne comprenait pas trop bien ce que lui disait ce visiteur inconnu. Elle se contentait de l’examiner curieusement de la tête aux pieds, tout en trouvant qu’il avait l’air modeste, qu’il était habillé convenablement et que, pour sûr, ce n’était ni un vagabond, ni un demandeur d’argent.
– Tout ça, c’est à propos de Katia ? dit-elle, quand Aratov se tut.
– Oui, Madame, de votre fille.
– Et vous êtes venu pour cela de Moscou ?
– De Moscou.
– Seulement pour cela ?
– Mais oui.
Mme Milovidov se redressa tout à coup.
– Vous êtes un auteur ? Vous écrivez dans les journaux ?
– Non, je ne suis pas un auteur, et jusqu’à présent je n’ai pas écrit dans les journaux.
La veuve baissa la tête, elle ne savait trop que penser.
– Ainsi donc, de votre propre gré ? demanda-t-elle brusquement.
Aratov ne trouva pas sur-le-champ que répondre.
– Par sympathie, par respect pour le talent, dit-il enfin.
Le mot de « respect » plut à Mme Milovidov.
– Enfin, dit-elle avec un soupir, quoique je sois sa mère, et que cela m’ait fait bien du chagrin… un pareil malheur ! tout à coup !… Mais je dois dire qu’elle a toujours été une écervelée, et qu’elle a fini comme une écervelée. Quelle honte, jugez vous-même, pour une mère !… Il faut encore dire merci de ce qu’on l’ait enterrée chrétiennement !
Mme Milovidov fit le signe de la croix.
– Dès son enfance, elle ne se soumettait à personne. Elle a abandonné la maison paternelle, et enfin, c’est facile à dire, elle s’est faite actrice. Naturellement je ne lui ai pas refusé ma maison : car je l’aimais après tout, j’étais sa mère. Elle ne pouvait pas cependant vivre chez des étrangers et mendier son pain !
Ici la veuve versa quelques larmes.
– Et si, Monsieur, reprit-elle, en s’essuyant les yeux avec un des bouts de son fichu, si en effet vous avez une telle intention,… si vous ne machinez pas quelque chose de déshonorant pour nous, mais si, au contraire, vous voulez nous témoigner de l’affection, dans ce cas, causez un peu avec mon autre fille ; elle vous racontera tout mieux que moi.
– Annouchka, cria Mme Milovidov, Annouchka, viens ici ; il y a ici un Monsieur de Moscou qui désire causer à propos de Katia.
On entendit un léger bruit dans la chambre voisine, mais personne ne parut.
– Annouchka, cria de nouveau la veuve, Anna Séméonovna, viens donc ici, puisqu’on t’appelle.
La porte s’ouvrit lentement, et sur le seuil parut une personne, pas très jeune, à l’air maladif, pas jolie, avec des yeux très doux, bons et tristes. Aratov se leva, alla à sa rencontre et se présenta en se recommandant de son ami Kupfer.
– Ah ! Féodor Féodoritch ? dit la jeune fille à voix basse, et elle prit sans bruit une chaise.
– Eh bien, voilà : cause avec le Monsieur, dit Mme Milovidov en se soulevant lourdement de sa place. Il s’est donné beaucoup de peine, il est venu de Moscou tout exprès, et désire avoir des renseignements sur Katia. Quant à moi, Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Aratov, vous m’excuserez, je m’en vais : affaires de ménage. Avec Annouchka vous pourrez très bien vous expliquer ; elle vous parlera et du théâtre et de toutes ces sortes de choses. Elle a de l’esprit, ma fille, elle est bien éduquée. Elle parle français, elle lit des livres, tout comme feu sa sœur. On peut dire qu’elle l’a élevée… vous savez, étant beaucoup plus âgée qu’elle, c’était une occupation.
Mme Milovidov s’éloigna. Resté seul avec Anna, Aratov répéta son petit discours. Mais, ayant compris du premier regard qu’il avait affaire à une personne bien élevée, il s’étendit un peu, employa d’autres expressions, et à la fin se sentit ému, rougit, et son cœur battit plus fort. Anna l’écoutait en silence, les mains posées l’une sur l’autre. Un sourire mélancolique ne quittait pas son visage. Une douleur amère, et non encore épuisée, se lisait dans ce sourire même.
– Vous avez connu ma sœur ? demanda-t-elle à Aratov.
– Non, à vrai dire, je ne l’ai pas connue. Je ne l’ai vue et entendue qu’une seule fois… mais il suffisait de la voir et de l’entendre une seule fois…
– Vous voulez écrire sa biographie ? interrompit Anna.
Aratov ne s’attendait pas à cette parole ; mais il répondit immédiatement :
– Pourquoi pas ? Il faudrait surtout faire connaître au public…
Anna l’arrêta du geste.
– Oh ! non, non ! le public ne lui a fait que trop de chagrin ; et puis, Katia commençait à peine à vivre. Mais si vous-même…
Anna regarda Aratov et sourit de nouveau du même sourire triste, mais un peu plus bienveillant cette fois. Elle semblait se dire : « Oui, tu m’inspires de la confiance. »
– Si vous vous intéressez tant à elle, permettez-moi de vous prier de venir ce soir après dîner. Je ne puis pas, comme cela, tout à coup… Je rassemblerai mes forces, j’essaierai… Ah ! je l’ai trop aimée !
Anna se détourna, elle était prête à sangloter. Aratov se leva rapidement de sa chaise, remercia, dit qu’il viendrait certainement, pour sûr, et partit en emportant dans son âme l’impression d’une voix douce et d’yeux sympathiques et tristes, et dévoré par l’anxiété de l’attente. ■ (À suivre).
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues.
Nouvelle à paraître à l’automne 2022 éditée chez B2M.
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