Par Marc VERGIER.
Sur le phénomène « woke », Mathieu Bock-Côté est l’expert incontesté. Un pied sur chaque rive de l’Océan Atlantique, outre son talent, il bénéficie d’une vision stéréoscopique et quasi-diachronique.
En très bref, le « wokisme » est la mise en évidence, la découverte ou redécouverte et la dénonciation, -associées à la prise de conscience qui en résulte dans l’opinion générale- de manifestations de domination, d’oppression et d’injustice que la routine, la nécessité, le temps avaient peu à peu noyées dans la brume de l’oubli et de l’accoutumance. La force du mouvement réside dans le bien-fondé de beaucoup de ces dénonciations. La conscience morale n’y trouverait que peu à redire s’il n’avait pris les armes de la vengeance nihiliste et de l’hystérie anachronique d’une guerre aux défunts, à coups de marteau-piqueur contre leurs statues et de clystère expiatoire pour nous, leurs descendants. Les excès des activistes semblent pourtant réussir faire vaciller le sens commun.
Lisant l’Ancien Régime, premier volume des Origines de la France Contemporaine d’Hippolyte Taine, je trouve le passage suivant (édition Bouquins, page 239), où le pamphlet de Sieyès « Qu’est-ce que le Tiers ? » prend des accents de manifeste « woke ».
« Tout privilège est, de sa nature, injuste, odieux et contraire au pacte social. Le sang bouillonne à la seule idée qu’il fut possible de consacrer légalement à la fin du dix-huitième siècle les abominables fruits de l’abominable féodalité…. Mettons fin « à ce crime social, à ce long parricide qu’un classe s’honore de commettre journellement contre les autres…. Extirpons l’ulcère, ou tout au moins balayons la vermine… »
Plus loin, (page 241-242) Taine, s’intéressant à l’effet de telles dénonciations sur l’opinion, décrit la profusion de faux diplômes attribués à des ignorants ennemis de l’étude : « depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles de magistrature, Montesquieu est suranné. À quoi bon les études sur l’ancienne France , « Qu’est-il résulté de tant et de profondes recherches ? Des conjectures laborieuse et des raisons de douter » (Prudhomme, Résumé des cahiers ) Il est bien plus commode de partir des droits de l’homme et d’en déduire les conséquences. À cela la logique de l’École suffit, et la rhétorique du collège fournira les tirades. – Dans le grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d’égalité, de souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés et dégagent un fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s’interpose entre l’esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. (Ça rappelle un peu 1968, n’est-ce pas ?)
Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n’ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger imaginaire. Les étrangers qui sont de sang-froid et qui assistent à ce spectacle,…, écrivent que les Français ont l’esprit dérangé. Seule exception, selon Taine : Marmontel, qu’il évoque et cite… Autour de lui, ce ne sont que gens échauffés, exaltés à propos de rien, jusqu’au grotesque. Dans tout usage du régime établi, dans toute mesure de l’administration… sur lesquelles reposaient l’ordre et la tranquillité publiques, il n’y avait rien où l’on ne trouvât un caractère de tyrannie… Il s’agissait du mur d’enceinte et des barrières de Paris qu’on dénonçait comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes… « j’ai vu, dit l’un des orateurs à la barrière Saint-Victor, sur l’un des piliers en sculpture, le croiriez-vous , j’ai vu l’énorme tête d’un lion, gueule béante, et vomissant des chaînes dont il menace les passants ; peut-on imaginer un emblème plus effrayant de despotisme et de servitude ? « [Marmontel commente:] …moi qui passait si souvent à la barrière Saint-Victor, je m’étonnais que cette image horrible ne m’eût pas frappé. J’y fis ce jour-là même une attention particulière, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier, suspendu à une chaîne mince que le sculpteur avait attachée à un petit mufle de lion, comme on voit à des marteaux de porte et à des robinets de fontaine »…
Sensations perverties, conceptions délirantes… dans des têtes si excitables et tellement surexcitées, la magie souveraine des mots va créer des fantômes, les uns hideux, les autres adorables… figures démesurées et forgées par le rêve, mais qui prendront la place des figures réelles et que l’halluciné va combler de ses hommages ou poursuivre de ses fureurs. »
Que ces rapprochements incitent vos jeunes lecteurs à lire Taine, historien puissant et original, admiré par Ch. Maurras. Quoiqu’il ait été sans aucune indulgence pour l’Ancien Régime, il est de ceux qui ont le plus vigoureusement dénoncé « la faute à Rousseau » ■
Taine n’est pas au programme des lycées et collèges, on lui a préféré Rousseau et Diderot: mais on pourrai étudier les trois cela formerait l’esprit critique dont nos lycéens auraient bien besoin. Tous n’ont pas l’avantage de suivre l’Université d’été de l’AF
J’ai moi-même découvert Taine à l’âge adulte, aucun de mes professeurs ne m’en avait parlé