Cet entretien intéressant est paru le 22 août sur Atlantico. À le lire on pourrait se contenter de reprendre la célèbre constatation de Bainville, cité, par ailleurs, dans cet entretien : « Tout a toujours très mal marché ». Les perspectives de la rentrée exposées ici pourraient ne faire que confirmer ce réalisme bainvillien qui, finalement, conduit à une certaine dose d’indulgence pour les gouvernants. La thèse des maurrasiens est plutôt qu’au travers précisément de cette marche toujours plus ou moins chaotique des sociétés dans l’Histoire, il est des institutions qui induisent leur progression de long terme, d’autres qui, au contraire, tendent à les détruire en quelques décennies. Que notre régime postrévolutionnaire y compris la Ve République relève de ce second cas, nous semble assez facile à observer. Que la rentrée sociale à venir, soit chaude ou ne le soit pas. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille se désintéresser du court terme, tout au contraire. Maxime Tandonnet en particulier, dont nous avons lu et apprécié le livre sur son activité à l’Elysée, au temps de Nicolas Sarkozy, nous paraît savoir fort bien porter son regard et sa réflexion à la fois sur l’une et l’autre dimension du temps politique ou historique.
Atlantico : Entretien d’avec Maxime Tandonnet, Arnaud Benedetti et Luc Rouban .
Sur une échelle de 1 à 10, quelle est selon vous la probabilité d’explosion en raison de l’inflation, de la crise énergétique et de l’instabilité politique ?
Maxime Tandonnet : Je note d’abord que les explosions se produisent souvent au moment où on ne les attend pas. Nul n’avait anticipé Mai 68 en pleine « Trente Glorieuses » à l’exception du journaliste Pierre Viansson-Pontet selon lequel « la France s’ennuyait ». En 1995, l’ampleur de la révolte sociale contre le plan Juppé de réforme de la sécurité sociale et des retraites n’avait été envisagée par personne. Pas plus que la révolte des banlieues en 2005 ou la crise des Gilets jaunes en 2018… Pour qu’une crise sociale se produise, il faut que trois paramètres soient réunis : premièrement l’insatisfaction ou mécontentement populaire, deuxièmement une forte impopularité, carence de l’autorité politique ou défiance envers les dirigeants et troisièmement un élément déclencheur qui va catalyser la colère. Les deux premières conditions sont largement réunies aujourd’hui. Mais il reste l’élément déclencheur, l’étincelle qui peut mettre le feu aux poudres… Après l’expérience des Gilets jaunes et du mouvement social sur la réforme des retraites, on peut imaginer que le gouvernement va se cantonner à la prudence et tout faire pour éviter l’explosion. En outre, le pouvoir politique dispose d’outils de communication relativement efficaces pour contenir les tensions, notamment en jouant sur les peurs collectives et leur effet anesthésiant (covid19 hier, guerre Russie-Ukraine aujourd’hui). Au total, sur une échelle de 1 à 10, j’évaluerais le risque d’une explosion grave et durable à la rentrée au niveau 6.
Luc Rouban :Il est toujours difficile de prédire les explosions sociales et cela pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il y a divers types d’explosion sociale. On a des explosions relativement prévisibles liées à des situations de crise dans des secteurs professionnels qui, par effet de contamination, se conjuguent et donnent de l’ampleur à ce qui, au début, n’a été qu’une crise sectorielle. Par exemple, les personnels hospitaliers, de police, éducatifs peuvent à juste titre dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail dans le cadre de carrières médiocres. Mais de nombreuses mesures ont été prises par le gouvernement dans ces divers secteurs d’activité, les syndicats sont présents et peuvent limiter la contestation. Je dirais que ce risque est relativement limité pour la rentrée, de l’ordre de 2 sur 10. Mais il existe un autre type d’explosion, à savoir la montée soudaine d’un magma social que personne n’a vu vraiment venir, à l’image de ce qui s’est produit avec les Gilets jaunes fin 2018. On est alors face à ce que j’appellerai la crise anomique, une crise qui n’est encadrée ni par les syndicats ni par les partis politiques, même si certains, comme LFI, à défaut de pouvoir en tirer de réels bénéfices, souhaiteraient en accélérer l’arrivée. La question du pouvoir d’achat était au centre du mouvement des Gilets jaunes comme de l’élection présidentielle de 2022 et peut conduire à une réaction spontanée contre la hausse des prix, voire les pénuries d’énergies. Cependant, le gouvernement dispose d’un contre-argument puissant qui n’existait pas vraiment en 2018 : celui de la contrainte extérieure. Celle-ci est double : la guerre en Ukraine, qui est loin d’être terminée et pourrait même s’amplifier en automne, et la crise climatique qui dépend bien plus des centrales à charbon chinoises ou de la consommation d’énergie aux États-Unis que des activités quotidiennes des Français. Cet argument de la menace extérieur est très puissant sur le plan politique car il en appelle à la cohésion nationale, ce qui renforce le pouvoir présidentiel, et il sert de contrepoids à l’anomie. La peur est préférable politiquement à l’anxiété. Donc, là encore, je dirais 3 sur 10.
Arnaud Benedetti : Il est impossible de quantifier la probabilité en histoire. L’histoire n’est jamais écrite mais il est néanmoins envisageable d’identifier les paramètres qui peuvent faire évènement. Ce que Bainville fut capable par exemple d’anticiper lorsqu’il explique dés le début des années 20 que les conditions de la paix telles qu’elles sont stipulées dans le Traité de Versailles préparent la guerre de demain. Encore son analyse s’inscrit-elle dans la durée, alors que votre question suppose une réponse à partir de l’immédiateté. L’exercice en soi est impossible, d’autant plus impossible qu’il existe un côté marronnier qui accompagne chaque rentrée post-estivale et très généralement les faits infirment le pronostic de la thématique de la rentrée » explosive ». Il y a cependant cette fois-ci en effet un ingrédient hautement inflammable : le conflit russo-ukrainien qui métastase la scène européenne tout en remodelant en profondeur la scène internationale. Ce contexte crée une incertitude majeure dont les effets économiques et sociaux sont potentiellement en effet déstabilisateurs , mais rien ne permet de dire à ce stade s’ils auront un impact politico-social . Il peut arriver que les bouleversements politiques surgissent quand on les attend le moins, lorsque l’économie va bien par exemple. Ce fut le cas entre autres en 1968. Et paradoxalement les situations de grands stress peuvent inhiber les potentiels de révolte , écraser la volonté d’engagement car à l’épreuve d’un quotidien difficile la tentation du repli pour se concentrer sur son quotidien peut être le seul moyen de s’adapter à l’exception. Il ne faut jamais négliger dans les grandes crises l’attentisme comme facteur structurant, quand bien même s’agit-il d’une réponse provisoire qui peut très vite déboucher sur une configuration plus conflictuelle.
Quels sont, dans la conjoncture actuelle, les éléments les plus susceptibles d’être moteurs d’une explosion sociale ?
Maxime Tandonnet : Le dossier des retraites est explosif comme tout ce qui touche aux questions sociales et dans le contexte inflationniste, tout sujet relatif au pouvoir d’achat. Des décisions ressenties comme aggravant les difficultés financières des ménages démunis ou de la « classe moyenne » seraient hautement inflammables. Cependant, en ce moment le pouvoir politique communique habilement sur la distribution des chèques (sans provision…) prolongeant le « quoi qu’il en coûte » et aggravant la dette publique. Il a porté à la perfection la politique du « en même temps », c’est-à-dire l’art de juxtaposer d’une part des annonces tonitruantes pour donner l’illusion de la réforme et d’autre part l’immobilisme tranquille… Dans les mois qui viennent, il ne prendra sans doute pas de vrai risque. Cependant, le chaos peut partir d’un événement imprévisible comme le décès de deux jeunes garçons en 2005 lors d’une intervention policière ou à l’occasion d’une mesure d’apparence anodine à l’image de la taxe carbone en 2018, d’une provocation de trop, voire d’un scandale particulièrement insupportable pour l’opinion… L’explosion peut se produire au moment le plus inattendu et pour des raisons les plus improbables. Le mécanisme est bien connu : une catégorie de la population se mobilise autour d’un chiffon rouge, d’un symbole, d’un drame médiatisé ou d’une mesure gouvernementale même d’apparence anodine qui prend soudain une dimension emblématique, entraînant l’opinion derrière elle.
Luc Rouban : Globalement, toujours la question du pouvoir d’achat associée au déclassement des catégories moyennes qui retrouvent un niveau de vie de prolétaires alors qu’elles pensaient pouvoir vivre à la bourgeoise. Finis les voyages peu chers, la liberté de prendre son break diesel pour aller faire des commissions à deux kilomètres, ou de mener une vie assez joyeuse et festive avec des revenus modestes et en pensant que les services publics seront toujours là pour sauver la situation en cas de catastrophe. Donc, sans doute, matériellement, les éléments les plus importants seront les prix des aliments, des services privés et la pénurie déjà présente des services publics. Mais ce qui peut être déclencheur c’est bien plus la prise de conscience qu’une page historique se tourne et qu’il faudra abandonner les rêves de préretraite au soleil : on aura trop de soleil et il faudra travailler plus longtemps pour aller mourir dans un couloir d’hôpital entouré de soignants mal formés.
Arnaud Benedetti : Le risque inflationniste est évidemment celui qui apparaît le plus en mesure d’être générateur d’un mouvement social d’ampleur. Il pèse sur le budget des ménages, notamment des plus modestes. La question énergétique dans ce contexte au coeur de l’hiver ne manquera pas de bousculer également les structures profondes des opinions, d’autant plus que l’enjeu n’est pas sans lien avec le problème de la cherté de la vie et du pouvoir d’achat. Il va de soi que la tectonique sociale est d’autant plus menaçante que la France traverse une situation politique inédite, avec une Assemblée nationale sans réelle majorité, et un gouvernement qui est soumis sur tous les textes qu’il pourra présenter à des votes composites. Toute détérioration du climat social, à fortiori une détérioration accélérée affectera nécessairement les lignes de forces au sein de l’hémicycle, fragilisant un exécutif qui n’a pas connu d’état de grâce depuis la réélection d’Emmanuel Macron et ouvrant un espace à un anti-macronisme qui reste la note dominante de la psychologie politique du moment. Sans point d’appui solide au Palais-bourbon, l’exécutif est inévitablement à découvert si d’aventure le vent se levait … Ce qui inévitablement confère encore plus d’acuité à une question dont le registre est tout autant médiatique que …politique !
Si explosion il y a, quelle pourrait en être l’ampleur ? Et les conséquences ?
Maxime Tandonnet : C’est difficile à dire car on est dans l’irrationnel, la psychologie de foule… Je pense qu’un gouvernement confronté à un fort mouvement de protestation dans les semaines ou mois à venir aurait pour réflexe de reculer très vite… Cependant, une fois que le mouvement est déclenché, un recul même rapide ne suffit pas forcément pour l’arrêter en cas de contagion des mécontentements et de surenchère des revendications. Le gouvernement dispose certes de l’arme du carnet de chèques sans provision – à laquelle il n’a aucun scrupule à recourir – pour éteindre les incendies mais jusqu’où peut-il l’utiliser sans provoquer une crise financière majeure ? Et puis, le passage de la crise sociale à la crise politique est désormais une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Dès lors que le pouvoir exécutif ne dispose plus de la majorité absolue à l’Assemblée nationale, une situation de chaos social et de violence généralisée dans la rue peut se traduire par une coalition des oppositions au Parlement. Dès lors, la crise sociale peut dégénérer en crise politique dans un engrenage fatal : vote d’une motion de censure, chute du gouvernement, suivie d’une dissolution de l’Assemblée nationale et pour la suite, tout est imaginable selon que le chef de l’Etat sort renforcé du vote législatif ou désavoué…
Luc Rouban : Globalement, tout le monde va souffrir de l’inflation, des petits producteurs voyant leurs coûts de production monter en flèche jusqu’aux banques qui, dès à présent, font des réserves pour faire face aux impayés. Le niveau de vie va stagner voire diminuer pour certains et notamment pour ceux qui avaient pris l’habitude de vivre à crédit. On peut penser qu’il y a donc matière à explosion d’ampleur. Cependant, bien qu’il soit toujours risqué de faire des évaluations a priori, il existe un facteur de modération, c’est la division des Français et leur égoïsme profond. La situation des salariés, notamment, est très variable selon les entreprises, leur taille et leur situation financière. Certains pourront profiter des hausses salariales et des nouvelles mesures relatives à l’intéressement, négocier avec leur direction, et d’autres non. Mais c’est sur le plan politique que les conséquences peuvent être encore plus fortes. Car, qu’il y ait explosion ou non, il y aura et de la peur et du mécontentement, ce qui ne pourra alimenter que le RN et LFI. Mais je dirais que le RN pourrait être le grand gagnant de cette situation de crise, car sa base électorale est bien plus populaire que LFI dont les députés s’ingénient à vouloir monopoliser la représentation du peuple alors qu’ils proviennent pour l’essentiel de la petite bourgeoisie diplômée comme leurs électeurs. Les crises extérieures provoquent un appauvrissement des plus fragiles mais aussi une forte demande d’autorité comme une demande de souveraineté qui place les intérêts nationaux avant toute solidarité internationale. À ce titre, on a fait une petite expérience dans la dernière vague de juin 2022 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof. On a demandé aux 6 000 enquêtés de réagir à la proposition : « Certains disent qu’on aurait mieux fait de ne pas se mêler de la guerre en Ukraine et de trouver un accord avec Vladimir Poutine pour préserver nos intérêts économiques ». On voit alors que les électeurs d’Emmanuel Macron sont d’accord à 18%, ceux de Jean-Luc Mélenchon à 31% mais ceux de Marine Le Pen à 55%.
Arnaud Benedetti : La France est un pays éruptif. La crise des Gilets jaunes a laissé des traces : un ressentiment anti-élites qui se condense tout particulièrement autour de la figure présidentielle. Pour deux raisons : tout d’abord parce que le pays a conservé dans sa généalogie inconsciente ce fantasme mémoriel qui voit dans la chute d’un monarque le moyen de se retrouver, ne serait-ce que le temps de surmonter l’épreuve d’une crise; ensuite parce qu’Emmanuel Macron a concentré de telles aspérités au travers de sa pratique du pouvoir qu’il s’est lui même auto-fabriqué le rôle sur mesure d’un bouc émissaire commode pour toutes les oppositions qui ne sont d’accord sur rien, à l’exception de leur détermination à s’opposer au Chef de l’Etat . Le paradoxe c’est sans doute qu’en cas de remake intensifié d’un mouvement du type Gilets jaunes la situation parlementaire de par son instabilité pourrait être le meilleur allié, par défaut, du Président qui serait tenté alors de dissoudre. Une dissolution de ce point de vue est toujours une boite de Pandore qui s’ouvre, sauf qu’elle protège à minima le Président nonobstant l’issue du scrutin. Mais cette hypothèse ne peut totalement exclure la crise de régime qui sur l’échelle de Richter constitue le plus haut niveau de magnitude des crises politiques. A voir … ■
Maxime Tandonnet, Arnaud Benedetti et Luc Rouban